Une pilule pour la pression qui étourdit, un comprimé contre les maux des têtes qui donne mal au cœur, une capsule contre les nausées qui constipe… Si leur rôle est de préserver notre santé, l’accumulation des médicaments peut aussi alourdir notre quotidien.

Malgré les efforts des professionnels de la santé, il arrive que certains médicaments prescrits soient superflus ou posent des risques à long terme. Notamment, chez les personnes âgées, où les effets secondaires sont plus sérieux. La grande majorité des aînés prennent des médicaments (86%). Cependant, selon une étude rétrospective pan-canadienne publiée en 2016, près d’un tiers des aînés prennent au moins un médicament inapproprié qui pose plus de risques que de bénéfices. La polypharmacie devient un inconvénient souvent sous-estimé.

C’est pour répondre à ces enjeux que la déprescription s’impose comme une démarche essentielle et innovante. Nouvelle tendance du moment, elle implique une collaboration entre les prescripteurs et les patients pour évaluer le profil de médicaments afin de faire un ménage. De nombreux bénéfices sont anticipés, incluant un allègement du fardeau économique, une meilleure qualité de vie, et une baisse dans les taux de chutes et d’hospitalisation. Un sondage mené par des chercheuses canadiennes auprès des personnes âgées vivant en communauté – c’est-à-dire des personnes qui ne sont pas en milieu de soins de longue durée – suggère que cette démographie est avide à la déprescription. Alors, qu’attendons-nous ?

Les professionnels manquent de ressources

Les médecins et pharmaciens manquent souvent de temps pour entreprendre une analyse approfondie des traitements. Durant une consultation de 15 minutes avec notre médecin de famille, il y a beaucoup de pain sur la planche. De nombreux sujets doivent être abordés et il est difficile d’initier, en plus, une analyse complète des médicaments au dossier pour envisager la déprescription.

Certaines lignes directrices sont fournies par des chercheurs qui partagent la vision de la déprescription. Des outils comme MedSécure sont également à la disposition des professionnels de la santé pour faciliter cette démarche. Or, comme souligné dans un reportage du Journal de Montréal, les prescripteurs sont déjà souvent débordés. Les nouveaux outils sont parfois difficiles à intégrer dans leur environnement déjà saturé. Camille Gagnon, pharmacienne et directrice adjointe du Réseau canadien pour un usage approprié du médicament (ReCAD), reconnaît que « quand on est pharmacien et qu’on travaille dans une chaîne de travail très occupée, l’outil doit être accessible immédiatement ». Selon la professionnelle, « si on doit faire une étape de plus pour accéder [à un outil], c’est peut-être déjà trop pour le temps qu’on a ».

La disparité dans la formation des professionnels complique également l’adoption de la déprescription. « Certains programmes de pharmacie, de médecine et de sciences infirmières sont très en avance et intègrent déjà la déprescription dans leur curriculum, tandis que d’autres n’ont pas encore introduit cette notion », souligne Gagnon, qui pointe du doigt les inégalités structurelles entre établissements.

 

Les patients se sentent abandonnés

De nombreux patients éprouvent des réticences ou des craintes à l’égard de la déprescription, ce qui complique sa mise en œuvre. Certains perçoivent l’arrêt d’un médicament comme une forme d’abandon médical. Ce malentendu peut générer des tensions et affecter la relation thérapeutique. Certains patients hésitent à remettre en question la décision du médecin, de peur de fragiliser le lien de confiance. Pourtant, une explication détaillée du processus aide à désarmer ces inquiétudes.

Chantal, infirmière en dialyse depuis 28 ans, connaît bien ces inquiétudes. Elle les rencontre au quotidien chez des patients atteints de maladies chroniques et souvent confrontés à des traitements complexes. Elle comprend aussi ces craintes par son expérience personnelle: « Quand j’ai été hospitalisée pour une infection respiratoire sévère, j’étais déboussolée. À ce moment-là, je prenais plusieurs médicaments pour ma fibromyalgie et mes céphalées de tension. Mais avec les symptômes de l’infection et les effets secondaires, je ne savais plus ce qui était lié à quoi. Quand mon médecin m’a parlé de réduire mes médicaments, j’ai eu peur qu’il m’abandonne ou qu’il sous-estime ma douleur », raconte Chantal, 51 ans.

Pour réussir une déprescription, sensibiliser les patients et les professionnels de la santé est primordial. « C’est un défi majeur, car c’est là où tout se joue », insiste Camille Gagnon. Il est primordial que les patients et les professionnels de la santé saisissent bien les bénéfices de cette démarche. Ainsi, l’expérience personnelle de Chantal a profondément influencé sa pratique avec ses patients: « je vois souvent des patients qui ont peur que réduire leurs médicaments signifie qu’on les laisse tomber. Cette peur, je l’ai vécue moi-même ». Dans sa pratique, l’infirmière prend le temps d’expliquer à ses patients que la déprescription « ne s’agit pas d’un abandon, mais d’un moyen de mieux les accompagner ».

Cette approche personnalisée est aussi indispensable, car même des classes de traitements courants, tels que les antihypertenseurs, peuvent figurer sur les listes à déprescrire. « La notion de médicaments potentiellement inappropriés n’est pas universelle, elle doit vraiment s’adapter à la personne », précise la professeure à la faculté de pharmacie à l’Université Laval, Caroline Sirois. Cela implique un accompagnement précis, parfois long, pour s’assurer que chaque décision est bénéfique et est comprise par le patient. « C’est le processus d’accompagnement individuel à la déprescription qui prend du temps », renchérit Camille Gagnon.

La déprescription nécessite aussi une approche collaborative entre les professionnels de la santé, car des décisions contradictoires peuvent compliquer les efforts. Un médecin peut entamer un sevrage et un autre peut augmenter la dose du médicament dans la même semaine, ce qui crée de la confusion pour le patient.

Le parcours de Chantal témoigne des bienfaits de l’accompagnement : « Dans mon cas, le processus a été très progressif et structuré, avec des ajustements un médicament à la fois ». Chantal explique que « Cela a pris du temps, mais m’a permis de vraiment comprendre ce dont j’avais besoin pour ma santé et mon bien-être physique et mental ». Il faut éviter de précipiter le processus et plutôt l’adapter aux besoins spécifiques de chaque patient.

 

L’automédication complique la déprescription

Chaque patient a une expertise unique sur sa propre santé. Cependant, toute décision concernant la prise de médicament devrait être encadrée par les conseils d’un professionnel de la santé. Cette symbiose est essentielle pour éviter l’automédication. Une étude parue dans Sleep Medicine révèle que de nombreux Canadiens souffrant de troubles du sommeil se tournent vers des alternatives comme les produits naturels, le cannabis, ou même l’alcool. Certaines personnes s’alimentent même sur le marché noir pour s’automédiquer. Selon Gagnon, un praticien peut se sentir satisfait de la mise en place d’une action de déprescription, mais elle admet que « le patient a accès à d’autres solutions… qui ne sont pas toujours recommandées ».

 Chantal admet que l’automédication a également été un défi pour elle, facilité par ses connaissances médicales et son métier. Avec les médicaments prescrits accumulés au fil des années, il peut être tentant d’essayer de gérer mes symptômes soi-même. « Je pensais savoir ce que je faisais, mais cela m’a menée à une surcharge qui compliquait encore plus ma situation », se confie Chantal.

L’automédication est aussi alimentée par la publicité. Bien que le Canada interdise la publicité directe des médicaments, les canadiens sont exposés à des campagnes américaines qui peuvent pousser à demander des traitements non nécessaires. Nadine, étudiante en pharmacie et stagiaire au ReCAD, rappelle que « les professionnels de santé, sensibilisés aux effets de ce lobby pharmaceutique, doivent orienter les patients et les aider à mieux réfléchir face à ces images ». Cependant, comme le souligne Mme Gagnon, « la lutte est inégale », face à la puissance du marketing et aux attentes des patients.

Parallèlement, certains patients choisissent d’interrompre leur traitement sans consulter leur médecin, une forme d’automédication qui comporte également des risques. Cette décision peut être motivée par des effets secondaires mal tolérés ou une croyance que le médicament n’est plus nécessaire. Toutefois, la déprescription, pour être sécuritaire et efficace, doit être encadrée : les patients ne devraient pas arrêter seuls un traitement. L’un des objectifs de la déprescription est d’encourager les patients à discuter de leurs effets secondaires, pour éviter des arrêts non supervisés et potentiellement dangereux.

 

Les études sont incomplètes

Deux études phares de la déprescription s’étant déroulées au Québec – EMPOWER et D-PRESCRIBE, ont relaté les meilleures approches pour discontinuer la prise de médication chez les patients. L’éducation des patients quant aux risques associés aux médicaments inappropriés s’avère clé.

Cependant, les études suivant les effets de la déprescription sur la santé sont récentes et les standards d’études dans le domaine sont encore en conception. Selon professeure Sirois, les chercheurs disent évaluer des interventions de déprescription, alors qu’ils ne suivent pas les lignes directrices: « Il y a des gens qui improvisent et mettent tout dans le même paquet. »

Une méta-analyse, publiée cette année, dans Basic & clinical pharmacology & toxicology par professeure Sirois et son équipe, souligne les repères essentiels pour étudier la déprescription sur la santé des patients. Il est primordial d’avoir un suivi approprié pour évaluer avec précision l’effet de cette intervention. Par exemple, la période de sevrage des somnifères et des antipsychotiques est très longue, donc le suivi doit être étendu en conséquence, car ces médicaments ont un potentiel bénéfique important pour bien des gens.

De plus, il est important de concentrer les études sur les groupes de personnes âgées qui vivent en communauté. La déprescription est souvent évaluée sur les patients en soins de longue durée, car ils sont bien encadrés dans ce contexte. Cependant, selon l’Agence de la santé publique du Canada, c’est plus de 90 % des aînés qui vivent en communauté. Il est important de faire des études en gardant une représentation exacte de la population, même si c’est plus long et difficile. En étudiant la déprescription parmi les personnes vivant en communauté, il sera possible de prolonger leur autonomie et de retarder leur hospitalisation, ce qui a de vrais impacts sur la société et le coût des soins de santé.

Il est difficile d’évaluer l’efficacité de cette approche de manière pointue et à grande échelle. Parmi les recherches complétées jusqu’à présent, aucun résultat flagrant sur la qualité de vie suite à la déprescription n’a été obtenu. Cependant, selon professeure Sirois, lorsqu’on étudie ce processus, on ne s’attend pas à des différences marquantes, puisque nous prescrivons généralement de manière appropriée. Si on obtient les mêmes résultats entre les groupes avec et sans intervention, cela aura tout de même des effets bénéfiques sur l’environnement et le portefeuille des patients. Elle s’exclame que « Si on réduit le nombre de médicaments et que ça ne change rien au final, voilà ! Ça marche ».

Beaucoup de gens pensent que si leur santé se porte bien, il n’y a aucune raison de revoir leur traitement médicamenteux. Mais c’est justement dans ces moments de stabilité qu’un ménage doit se faire. Cette approche préventive évite une accumulation future de prescriptions ou des interactions entre médicaments. Une évaluation fréquente du profil de médicament est essentielle même si, au final, on détermine qu’aucun changement au traitement n’est nécessaire. « Parfois les interventions de déprescription ne fonctionnent pas, et c’est correct. Ça fait partie du processus », conclut la professeure Sirois.