Les récentes révélations concernant la surveillance de journalistes ont relancé le débat sur la protection des sources au Québec.
24. C’est le nombre de mandats de surveillance qui ont été accordés par la justice concernant le téléphone cellulaire du chroniqueur de la Presse, Patrick Lagacé. L’affaire, qui date de fin octobre, révèle que le Service de police de la Ville de Montréal (SPVM) souhaitait connaître l’identité des interlocuteurs du journaliste et surtout sa localisation, à l’aide du GPS intégré dans son téléphone. Ces mandats ont été obtenus dans le cadre d’une enquête policière sur des enquêteurs soupçonnés de fabrication de preuves. Parmi les suspects, Fayçal Djelidi, dont le cellulaire, surveillé par le SVPM, révèle des contacts entre ce dernier et… Patrick Lagacé. C’est cet élément déclencheur qui amène le SPVM à mettre le chroniqueur sous surveillance.
Quelques jours après, la Sûreté du Québec reconnaît qu’elle avait elle aussi surveillé des reporters en 2013. Le but était de découvrir la “taupe” qui fournissait des informations concernant une enquête policière visant l’ex-président de la Fédération des travailleurs du Québec, Michel Arsenault. Dans ce deuxième cas, pas d’écoutes, d’interception de numéros ou de localisation par GPS mais des autorisations judiciaires pour obtenir des relevés d’appel. Parmi les journalistes surveillés : Marie-Maude Denis de Radio-Canada, ou encore Denis Lessard et André Cédilot de la Presse.
L’affaire a ébranlé le monde médiatique, politique et judiciaire de la province. Edward Snowden, ex-consultant de la NASA a même posté un tweet de réaction : « Êtes-vous journaliste? Que la police vous espionne pour identifier vos sources n’est pas qu’une hypothèse. C’est le cas aujourd’hui. »
Are you a journalist? The police spying on you specifically to ID your sources isn’t a hypothetical. This is today. https://t.co/6JtOIb7Q4n pic.twitter.com/p4pURXH4nU
— Edward Snowden (@Snowden) 31 octobre 2016
Concrètement, qu’en est-il de la protection des sources ?
Ces cas d’espionnage ou de perquisition pour forcer un journaliste à révéler ses sources sont loin d’être inédits. Déjà en septembre 2016, la Sûreté du Québec avait saisi l’ordinateur du journaliste Michaël Nguyen lors d’une perquisition au Journal de Montréal. Selon le Conseil de la magistrature qui avait déposé plainte, le journaliste aurait eu accès illégalement à des documents confidentiels. En mai, on apprenait que des agents de la GRC (Gendarmerie Royale du Canada) avaient espionné en 2007 deux journalistes de la Presse, sans autorisation de leurs supérieurs, dans le cadre de l’enquête visant Adil Charkaoui, prédicateur islamiste controversé.
Belgique, États-Unis et plus récemment la France… de nombreux pays ont déjà des lois protégeant les sources des journalistes. Au Canada, c’est déjà plus délicat. En octobre 2010, la Cour Suprême du Canada annule la décision de la Cour Suprême du Québec qui forçait Daniel Leblanc, journaliste au Globe and Mail, à révéler le nom de la source à l’origine d’une affaire appelée “scandale des commandites”. La plus haute jurisprudence du pays déclare que Daniel Leblanc « avait le droit de contester la pertinence des questions qu’on lui avait posées, et le juge aurait dû examiner rigoureusement sa revendication du privilège en fonction du test de Wigmore ».
Mais le test de Wigmore, qu’est ce que c’est ?
C’est une grille d’analyse en quatre points qui permet à un juge de décréter si la demande de divulgation d’une source est justifiée. Il faut dans ce cas là vérifier si
- le principe de confidentialité entre le journaliste et sa source a été établi d’avance
- le maintien de l’anonymat est essentiel et surtout, quel est le plus important dans cette situation ?
- l’intérêt public de protéger l’identité d’une source ou
- l’intérêt public de divulguer son nom ?
Ce test de Wigmore découle de la common law (c’est à dire que les règles sont établies au fur et à mesure par les tribunaux), utilisée dans l’ensemble des provinces du Canada. Mais le Québec, quant à lui, préfère se baser sur un code civil, avec des règles pré-établies, où aucun privilège n’assure le secret des sources aux journalistes. Lors de la décision de 2010, la Cour Suprême a déclaré que le Québec pouvait très bien se baser sur la common law. Ce qui signifie que le Québec doit démontrer la pertinence de la révélation de la source de Daniel Leblanc. Le président de la Fédération professionnelle des journalistes du Québec de l’époque (FPJQ), Brian Myles (aujourd’hui directeur du Devoir), avait eu un avis mitigé sur cette décision : “Ça nous ramène toujours dans la logique du cas par cas, où un juge pourra décider de forcer un journaliste à divulguer sa source. Autrement dit, il n’y a pas un privilège absolu, un droit quasi constitutionnel “, à protéger des sources journalistiques.
Mais alors, comment mieux protéger les sources journalistiques ?
Les enjeux sont réels. Bonne nouvelle, en mars 2015, la 15ème édition du Baromètre de confiance révélait que les Québécois ont une grande confiance aux médias (59%), suivis des experts, organisations non gouvernementales, entreprises et gouvernements. Le Québec serait d’ailleurs la seule province dans le monde où les citoyens classent les médias en première position de confiance. Mais cette confiance pourrait disparaître, explique dans un billet la fédération professionnelle des journalistes du Québec : “ce nouveau cas d’entrave policière au travail des médias crée un climat d’intimidation dans lequel tout divulgateur craindra désormais de parler à un journaliste. Or, lorsque les gens ont peur de parler aux médias, les scandales restent cachés, la corruption se propage, et les citoyens sont maintenus dans la noirceur. Il est dans l’intérêt du public de protéger la liberté fondamentale qu’est la liberté de presse”.
Journalistes, politiques, beaucoup s’accordent à dire qu’il est nécessaire de légiférer, que ce soit par une loi fédérale ou par des lois boucliers, qui protégeraient ainsi les journalistes de certains aspects d’une enquête judiciaire. “Peu importe le moyen, les principes sont les mêmes,” explique le journaliste Denis Ferland dans un article pour le Devoir : “La confidentialité de la source et de la transmission de l’information, le rapport journaliste-source, et surtout le fait que l’intérêt public qui est servi par la protection de la source l’emporte sur celui lié à la découverte de la vérité.”
En 2007, Serge Ménard, député du Bloc Québécois et ancien conseiller juridique de la FPJQ, avait déjà tenté de déposer un projet de loi statuant que les journalistes ne pouvaient être contraints de divulguer leurs sources confidentielles, sauf à certaines conditions. Sans succès. L’une des principales critiques portait sur la définition de ce qu’est un journaliste. En effet, qu’en est-il des blogueurs ou des lanceurs d’alerte ? N’ont-ils pas le droit eux aussi à une protection ?
Depuis l’affaire “Lagacé”, Québec a annoncé la formation d’un groupe d’experts formé par le gouvernement, chargé d’étudier et de faire des recommandations sur la protection des sources… Affaire à suivre.