Depuis quelques années, le monde du café est en ébullition à Québec, comme en témoigne l’ouverture de plusieurs nouveaux cafés. Les acteurs du milieu attribuent ce bouillonnement à une culture du café en plein développement et à l’arrivée de la « troisième vague » de café, qui coïncide avec l’essor des cafés indépendants. La popularité de la boisson n’est plus à démontrer, mais, pour les passionnés du café, celui-ci n’occupe toujours pas la place qu’il mérite.

« La scène des cafés est en train de se développer à Québec », confirme Bastien Painchaud, barista et gérant au café Saint-Henri. L’entreprise fondée à Montréal a pris pignon sur la rue St-Joseph en 2016 et se définit sans détour comme faisant partie de la troisième vague. Le site internet spécialisé sur le café Le Porte-Filtre explique bien les différentes vagues. « C’est une idée, un mouvement », lance Alexe Morin, elle aussi barista et gérante au Saint-Henri. Un mouvement qui touche à une grosse industrie que certains appellent même « le pétrole de l’agroalimentaire » :

 

 

La troisième vague se définit par « une volonté de traiter le café comme un produit de spécialité », explique Bastien Painchaud. C’est un « souci de présenter des bons torréfacteurs qui respectent le café », mais aussi de « faire goûter aux gens ce que le café goûte en respectant le travail du producteur ». Il mentionne par exemple que la provenance du grain change énormément le goût du café qui en coulera.

 

Jean-Daniel Lavoie, du Maelstrom, croit qu’« une fois que tu as connu la qualité, c’est dur de revenir en arrière ». (Crédit photo Antoine Grenier)

 

L’analogie au développement du marché du vin et de la bière n’est jamais bien loin lorsqu’on parle à ces baristas. « Le côté troisième vague, c’est de démystifier cela, c’est comme du vin ou de la bière de microbrasserie, il y a des stades de qualité », affirme Jean-Daniel Lajoie, barista et copropriétaire du Maelstrom, un café-bar situé dans le quartier Saint-Roch.

Selon Patrick Mundler, professeur à la Faculté des sciences de l’agriculture et de l’alimentation de l’Université Laval, cette analogie est naturelle : « Ce sont des aliments liés au plaisir de manger ». « Les consommateurs recherchent quelque chose qui fait appel à l’imaginaire et il y a un marché pour ça dans le monde du café ». Une vision partagée par Jean-Daniel Lajoie : « On fait partie d’une grosse industrie, mais on choisit de jouer dans une différente pointe de tarte ».

 

Le commerce direct, l’approche privilégiée par ces cafés

 

La troisième vague de café se définit par l’importance du lien entre le producteur, le torréfacteur et le barista. « Il y a un respect du fermier, une relation, qui est vraiment importante pour nous », insiste Bastien Painchaud, barista au Saint-Henri. « Au prix du marché, le café est vendu à perte par le fermier ». Le commerce direct, lui, permet de « payer au fermier et à chaque acteur un montant juste et équitable ». « On le paye pour la qualité de sa production, et on essaie de vendre cette qualité au client », ajoute Lajoie.

« Les gens, une fois qu’ils comprennent la chaîne, du début de la production jusqu’à ta tasse, c’est facile de justifier la piasse de plus pour ton café », avance Jean-Daniel Lajoie, barista au Maelstrom.

Patrick Mundler confirme que le commerce direct a pour objectif d’éliminer tous les intermédiaires. « Dès qu’il y a plus qu’un intermédiaire, ce n’est plus du commerce direct ». Il corrobore aussi que cette pratique permet d’éliminer les tarifs associatifs qui sont, parfois, nuisibles au producteur. Mais il rappelle que cette façon de faire n’est pas exclusive au milieu du café. Elle se voit par exemple dans le monde du vin, de la bière ou du chocolat. D’où l’analogie mentionnée plus haut. « C’est ce qui est recherché, collaborer directement avec des coopératives de producteurs […] c’est une façon de se distinguer ».

 

« La troisième vague a d’intéressant ce côté plus humain, plus sommelier », soutient Anya Okuka, directrice du développement des affaires chez Café Castelo. (Crédit photo Antoine Grenier)

 

C’est aussi ce que croit Anya Okuka, directrice du développement des affaires chez Café Castelo. L’entreprise établie à Québec depuis 1996 distribue maintenant dans une quinzaine de cafés  et quelques hôtels dans la ville de Québec : « Le commerce direct, c’est plus un discours que tu vas porter à ta clientèle », pense Anya Okuka. « C’est impossible d’avoir du commerce direct avec tous tes producteurs ». Elle affirme que les coûts de transport et d’importation du café peuvent parfois atteindre jusqu’à 100 000 $. C’est pourquoi Castelo passe par l’intermédiaire d’un courtier, qui assure un lien avec le producteur à moindre coût.

 

Une machine à torréfier au Saint-Henri, inutilisée pour le moment. « La torréfaction c’est un équilibre entre les arômes, l’acidité et l’amertume, c’est vraiment de créer une union parfaite », explique Anya Okuka. (Crédit photo Antoine Grenier)

 

Sans prétendre tout connaître du milieu, Jérôme Turgeon, propriétaire de La Maison Smith, est lui aussi sceptique : « Le commerce direct, c’est une game, c’est du marketing ». « C’est fastidieux en tabarouette le commerce direct ! ». Mais Patrick Mundler croit que des entreprises d’ampleur plus modeste peuvent opérer de cette manière. « Les petits acteurs dans le commerce ont des contacts, ils peuvent tout à fait avoir un accord avec un producteur ». Après, est-ce seulement une game marketing? « Le marketing c’est normal, mais ça peut quand même reposer sur des convictions ! », croit fermement M. Mundler.

 

Une troisième vague pas pour tout le monde

 

Antoine Hamel a acheté le café Follia Saint-Sacrement avec Josianne Labbé en février 2015. Leur offre se distingue par le regroupement de plusieurs torréfacteurs sous leur toit, qui « donne pour le client cinq styles de torréfaction différents ». Loin de se définir comme un barista ou un café de troisième vague, c’est plutôt le lien avec la clientèle et le produit qui caractérise son entreprise : « Il y a une histoire derrière le café que j’aime raconter aux clients ».

Jérôme Turgeon souligne que le même esprit habite La Maison Smith. « C’est un concept basé sur la familiarité, l’accueil client, l’humain derrière la tasse de café ». « Quand t’achètes un café à 4 $, ce n’est pas rationnel […], mais les gens derrière cette tasse-là ont du plaisir à le vendre et les gens ont du plaisir à le consommer dans l’environnement où ils le payent ».

« La clé derrière le succès d’un café indépendant c’est l’humain, faut que les gens soient bien dans ce qu’ils font, c’est basé sur les commis derrière les comptoirs », croit Jérôme Turgeon.

Des cafés comme le Follia, La Maison Smith ou le Castelo sont différents du Saint-Henri ou du Maelstrom : « Quand je vais dans des cafés dans la Basse-Ville, j’ai l’impression d’être dans un autre monde ! », constate Antoine Hamel. Un monde où on tente d’éduquer les clients, et non pas simplement de les servir. Une façon de faire qui peut poser problème à certains clients.

« La clientèle le dit, elle se sent un peu snobée, elle sent qu’on veut leur imposer quoi aimer », confie Anya Okuka, de Café Castelo. Antoine Hamel abonde dans le même sens. « Je l’ai entendu de clients qu’ils trouvent ça snob (le milieu du café) », se désole-t-il.

« Je ne voudrais pas laisser tomber tous les autres gens qui viennent prendre du café parce qu’ils viennent prendre du café et qu’ils trouvent ça bon, sans plus », plaide Antoine Hamel, copropriétaire du Follia Saint-Sacrement.

Un reproche qu’a déjà entendu Alexe Morin, du Saint-Henri : « Je crois malheureusement que les gens peuvent associer “snob” à une certaine connaissance […] les cafés troisième vague tendent vers la qualité d’un produit. Et pour cela, les baristas, qui sont le dernier maillon de la chaîne, se doivent de connaître ce dont ils parlent, ils se doivent de connaître tout sur le café qu’ils servent et ils se doivent d’en parler, d’échanger des connaissances avec d’autres baristas et avec les clients ».

Elle croit qu’il y a surtout « des gens qui ne sont pas nécessairement snob, mais plutôt passionnés » et  invite « n’importe qui qui dira de nous que nous sommes hautains à venir parler et rire avec nous ». Et, comme le souligne son collègue Bastien, « si ton client n’est pas prêt, ça ne marchera pas. Tous les jours, on a un travail de discussion à faire avec lui pour lui expliquer ce qu’il boit ».

 

« Le café, ce qui est trippant, c’est de voir des gens pas habitués du tout qui reviennent te dire “oh j’ai vraiment aimé ça”, c’est un des trucs qui me motive le matin à me lever pour faire ma job », affirme Bastien Painchaud. (Crédit Photo Antoine Grenier)

 

De son côté, Anya Okuka croit qu’il faut avant tout respecter le désir du client. « Moi je sais qu’à chaque tasse de café, il y a deux ans de travail, mais y’en a certains qui vont le caler et je ne peux pas leur dire “eille attends, prends le temps d’aimer le café !” ». « L’art sommelier du café doit être mis de l’avant avec un service à la clientèle qui crée un lieu de connaissance et où les gens n’ont pas peur de poser des questions ».

Jérôme Turgeon suggère toutefois que le mouvement de la troisième vague « répond à une demande d’une clientèle plus jeune ». Antoine Hamel observe d’ailleurs que « les gens dans la vingtaine sont plus explorateurs dans leur choix de café ». Mais pour Anya Okuka, la troisième vague est une mode et « si tu bases ton entreprise sur une mode, tu vas vite périr ». Jean-Daniel Lajoie, du Maelstrom, reconnaît d’ailleurs cette difficulté inhérente au choix de se nicher dans une mode : « Le problème des niches, c’est à quel point tu peux grossir sans trop changer tes valeurs ».

 

Une communauté unie par la même passion

 

« Les gens qui travaillent dans l’industrie du café à Québec sont des passionnés », Jean-Daniel Lajoie l’affirme sans hésiter. Ainsi, malgré certaines divergences, les acteurs du milieu reconnaissent que la passion est au cœur de leur travail. « Il faut que tu sois passionné à la base, si t’es pas passionné, oublie ça », déclare avec conviction Jérôme Turgeon.

« La communauté de café à Québec est petite, mais elle est solide, stimulée et intéressée », affirme Bastien Painchaud. La Maison Smith a d’ailleurs organisé un événement de latte-art le 15 avril dernier pour « dynamiser la communauté café de Québec », explique Martin Lepoutre, un des organisateurs. La réponse très positive a plu à l’équipe derrière l’activité : « C’était un bel indicateur de l’intérêt du milieu […] on a semé quelque chose d’intéressant je crois, ça va être à nous d’entretenir cet engouement », argumente Jérôme Turgeon.

 

« La Maison Smith veut faire des événements comme ceux-là pour dynamiser la communauté café de Québec », explique Martin Lepoutre, à droite sur la photo et l’un des organisateurs. (Crédit photo Antoine Grenier)

 

Café Castelo a vu plusieurs nouveaux joueurs naître et mourir en 23 ans, mais accueille avec joie la vitalité actuelle du milieu. « Plus qu’il y a de compétition, plus que les gens ont de choix, plus que les gens vont être capables de reconnaître la qualité, de pouvoir apprécier ce que tu leur offres ». Tous espèrent voir de nouveaux cafés arriver avec de nouvelles idées. « Plus que le terrain de jeu est grand, plus qu’il y a de gens qui vont venir jouer dedans », croit Jean-Daniel Lajoie. Toutefois, Bastien Painchaud souhaite voir émerger des cafés indépendants diversifiés et spécialisés. « Ça serait plate s’il y avait 50 Starbucks, il n’y aurait pas de diversité ».

Au-delà du côté business et des différences idéologiques, ces baristas et ces entrepreneurs ont en commun une passion singulière pour le café.« Selon moi, chaque café tire son épingle du jeu […], car chaque café a sa signature, son énergie, sa façon d’être », avance Jérôme Turgeon. Et c’est là l’essentiel : « Plus il y a de passionnés, mieux c’est ».