De nouvelles données permettent aujourd’hui de dresser un portrait précis de la présence et des déplacements de la population de bélugas dans l’estuaire du Saint-Laurent. Une étude menée par des chercheurs de l’Institut Maurice-Lamontagne a suivi pendant 40 mois en continu cette espèce en voie de disparition grâce à une technique acoustique, prometteuse pour l’avenir des mammifères marins. Les informations recueillies serviront sous peu à l’élaboration d’un programme de protection mieux adaptée à la réalité maritime actuelle dans le fleuve.
Le bruit, pour un suivi en continu
« On a analysé un cycle annuel complet en utilisant une technique acoustique, un réseau d’écoute déployé dans l’environnement qu’utilise le béluga », raconte avec fierté Yvan Simard, chercheur senior à l’Institut Maurice-Lamontagne. Jusqu’à présent, les données disponibles sur les déplacements des bélugas n’étaient que fragmentaires, obtenues par observation à vol d’oiseaux.
Cette fois-ci, c’est le bruit qui a permis aux experts de suivre les mammifères marins. Anciennement utilisé dans le monde militaire pour repérer des sous-marins grâce aux ondes sonores, le monitorage par acoustique passive est aujourd’hui fort utile pour retracer les bélugas. Selon Yvan Simard, il s’agit de la technique idéale lorsqu’on s’intéresse à cette espèce : « Le béluga, c’est le mammifère marin qui est le plus loquace, qui parle le plus, qui a le plus grand répertoire et qui utilise beaucoup le son pour communiquer, échanger, socialiser et repérer leur environnement. C’est un animal très sonore. »
Après plus de trois ans de recherches, il est maintenant possible de connaître les grands mouvements de migrations des bélugas qui habitent l’estuaire du Saint-Laurent au gré des saisons. « Ils sont allés plus vers le golfe du Saint-Laurent pendant l’hiver », explique Simard. « Ils occupent le Saguenay, en particulier à l’embouchure de la rivière Sainte-Marguerite pendant une partie de l’été jusqu’au mois d’octobre. » La migration revient ensuite par le golfe du Saint-Laurent, et pour finir, monte jusqu’à L’Île-aux-Coudres pour y rester pendant l’été, d’après ses données.
Le bruit, une menace
Bien que les sons se soient révélés être un outil fort utile dans le cadre de cette recherche, ils représentent . Puisque ce fleuve représente une voie de navigation importante, énormément de marchandises y sont transportées de l’Atlantique aux Grands Lacs, et inversement. L’important achalandage quotidien des navires fait donc constamment du bruit, ce qui perturbe les animaux vivant dans cet environnement. « Ça interfère avec leurs communications qui sont essentielles pour eux, avec leur perception de l’environnement et aussi avec une autre fonction vitale, qui est l’alimentation », souligne M. Simard.
Il faut savoir que les mammifères marins comme le béluga émettent des sons et écoutent l’écho qui revient pour savoir ce qui se situe dans leur environnement : c’est ce qu’on appelle l’écholocalisation. Les bélugas repèrent leurs proies et les obstacles par écholocalisation, entre autres.
Calculer l’impact du bruit
Grâce au suivi par acoustique passive, l’équipe de chercheurs de l’Institut Maurice-Lamontagne a non seulement cartographié la population de bélugas, mais aussi les sources de bruits dans l’estuaire. C’est en superposant ces deux cartes qu’il sera possible, prochainement, de mesurer les impacts du bruit de la navigation maritime sur les mammifères marins.
Bien qu’on sache que les bruits représentent un danger, il n’a jamais été possible de mesurer avec précision les impacts de cette pollution sonore. « On a donc travaillé sur les deux premières couches et on est en train de s’adresser à la troisième couche. C’est un programme de plusieurs années qui se poursuit encore », d’après Yvan Simard.
Même si le projet n’est pas achevé, les données récoltées jusqu’à présent peuvent déjà être utiles. En effet, en sachant où se déplacent les bélugas, on peut transmettre l’information aux transporteurs maritimes afin de les sensibiliser à prendre des mesures pour éviter de circuler abondamment là où se trouve la population, selon les différentes périodes de l’année.
Un suivi visuel complémentaire
Les suivis acoustiques permettent de dresser un meilleur portrait du déplacement des bélugas, mais les suivis d’observation sont encore pertinents : ils permettent de mieux comprendre ce que font ces mammifères marins dans les différentes zones du Saint-Laurent qu’ils fréquentent.
C’est à l’aide de la pose de balises sur une soixantaine de bélugas qu’Emmanuelle Barreau, doctorante et chercheuse en écologie marine à l’Université du Québec en Outaouais (UQO), a pu décrire les différents types de comportements du béluga selon les secteurs du fleuve. « On savait déjà que c’était des habitats importants, mais on ne savait pas bien ce que les bélugas y faisaient, donc mon projet vient ajouter la petite couche de données qu’il manquait », raconte-t-elle.
Le projet de la chercheuse s’inscrit dans le plan d’action pour réduire l’impact du bruit sur le béluga du fleuve Saint-Laurent, en comprenant mieux ses dynamiques dans l’espace et la fonction de ses habitats.
Les balises, posées sur le dos de l’animal, permettent à une équipe de biologistes de suivre l’animal marin à bateau et observer son comportement pendant environ une journée. En plus de permettre l’observation de l’animal marqué et ses interactions avec son groupe en surface, la balise permet également d’enregistrer la profondeur ainsi que la trajectoire lors des plongées. « Comme les cétacés passent une fraction de leur temps à la surface et sont difficilement observables la majorité du temps, ces données-là sont intéressantes pour évaluer leur comportement », explique Emmanuelle Barreau.
Les zones névralgiques
Dans le cadre de ses recherches, la chercheuse s’est penchée sur les comportements observés dans deux types d’habitat : les zones de haute résidence et les corridors de transit. Les zones de haute résidence représentent celles où les bélugas passent la majorité de leur temps et semblent même parfois tourner en rond. Dans les zones de transit, la présence du béluga est plus courte et leurs mouvements sont beaucoup plus linéaires.
En observant la respiration en surface et la plongée des bélugas, Emmanuelle Barreau a été en mesure de déterminer que les zones de haute résidence étaient des zones où le mammifère marin s’alimente et socialise souvent.
Par exemple, dans la Baie de Sainte-Marguerite, identifiée comme une zone très fréquentée par le béluga grâce au suivi acoustique de Yvan Simard, les bélugas se maintiennent plus près du fond pour trouver des proies, explique Emmanuelle Barreau.
Les corridors de transit, quant à eux, seraient plutôt associés à des déplacements entre les différentes aires de haute résidence. On pourrait également parfois y observer une alimentation pélagique, c’est-à-dire où les individus se maintiennent dans la colonne d’eau, jusqu’à ce qu’ils rencontrent une proie. Cette technique d’alimentation mène souvent à des poursuites entre le béluga et son repas, selon Mme Barreau.
Ses constats confirment que chaque fois que des navires traversent des zones de haute résidence importantes pour le béluga, la pollution sonore associée au trafic maritime pourrait fortement impacter la capacité du béluga à s’alimenter et même, à communiquer avec ses semblables.
Sensibiliser aux risques de collisions
La menace des bateaux ne se limite pas au bruit qu’ils produisent. Depuis environ 20 ans, Parcs Canada a recensé plus de 45 collisions entre des vaisseaux maritimes et des baleines dans le parc marin du Saguenay–Saint-Laurent, soit l’aire marine protégée qui se situe entre la jonction de l’estuaire du Saint-Laurent et le Fjord-du-Saguenay.
Toutefois, en raison des nombreuses collisions non déclarées, Parcs Canada présume qu’il y aurait eu beaucoup plus de collisions que celles répertoriées, et ce, malgré l’interdiction d’approcher à moins de 400 mètres d’un béluga du Saint-Laurent (en raison de son statut d’espèce en voie de disparition).
Au-delà des collisions fatales, simplement s’approcher de cet animal marin, même avec prudence, peut entraîner de sérieuses conséquences.
Selon Guy Thibault, agent principal de programme chez Pêches et Océans Canada et responsable du programme d’intervention sur les mammifères marins, il est impératif de ne pas approcher un béluga, peu importe le type d’embarcation : « Les bélugas, étant des animaux grégaires et sociaux, vont tous les approcher, encore plus les paddle boards et les kayaks. Même si l’on peut penser qu’ils n’ont pas beaucoup d’impacts, c’est faux, puisque si on approche un béluga, il va avoir tendance à venir nous voir et on va interrompre ses activités comme l’alimentation, la communication ou la reproduction. »
D’ailleurs, depuis 2015, Pêches et Océans Canada collabore avec Parcs Canada dans l’élaboration d’une campagne de sensibilisation intitulée le Béluga blitz. « Son slogan, c’est Prenez en soin et gardez vos distances. Ça veut tout dire! », souligne M. Thibault. Chaque année, lors de la haute saison touristique, vers la fin du mois de juillet, les deux organismes fédéraux patrouillent en zodiacs pour approcher les plaisanciers et les sensibiliser au respect des consignes de sécurité liées à l’approche des bélugas.
Avec des patrouilles maritimes et aériennes ainsi que des rencontres auprès des plaisanciers dans les zones d’embarcations de certaines marinas, l’équipe du Béluga blitz s’est assuré du respect des obligations envers les bélugas et les autres mammifères marins du Saint-Laurent.
Guy Thibault estime qu’en deux semaines, plus de 100 embarcations et 400 plaisanciers ont été approchés. Selon lui, près de 50 % des gens ne connaissent pas les lois et les règlements en vigueur pour protéger le béluga.
Tout au long de l’année, Pêches et Océans Canada s’assure également de communiquer avec le public pour rappeler les consignes à travers différents médias régionaux ou sur les réseaux sociaux.
Chaque année, il y aurait près de 20 000 excursions d’observation de baleines ou de promenades touristiques en bateau dans le parc marin du Saguenay–Saint-Laurent. (Crédit photo : M.Conservano/Parc marin du Saguenay–Saint-Laurent/Parcs Canada)
Une collaboration essentielle
D’autres projets tentent aussi d’assurer la sécurité des bélugas du Saint-Laurent. Puisque l’estuaire du Saint-Laurent représente une voie maritime majeure, Parcs Canada et Transport Canada ont collaboré avec l’industrie maritime dans le but de réduire au maximum les risques de collisions avec l’animal marin. Chaque navire doit maintenant réduire sa vitesse dans les aires d’alimentation d’un mammifère marin, en plus de suivre un itinéraire qui permettrait d’éviter une zone possiblement fréquentée par des troupeaux de bélugas selon les différentes périodes de l’année.
Concernant les conséquences du bruit sur le béluga du Saint-Laurent, Pêches et Océans Canada travaille actuellement sur un plan d’action qui aura comme objectif principal de réduire les impacts associés au bruit causé par les activités humaines.
Le suivi acoustique de Yvan Simard et les résultats de recherche par observation d’Emmanuelle Barreau serviront à élaborer une version révisée du programme de rétablissement des populations de béluga de l’estuaire du Saint-Laurent, dont la dernière version remonte à 2012. Avec les données récentes, beaucoup plus précises et actuelles, le programme sera certainement plus efficace pour protéger les quelque 900 bélugas vivant dans le Saint-Laurent.