Le domaine de l’enseignement n’est pas épargné par la pénurie de main-d’œuvre que vit le Québec. Cette situation fait en sorte que des classes du secondaire se retrouvent sans professeur. Comment les élèves peuvent-ils alors apprendre convenablement ?
Aurélie Nadeau, 17 ans, est finissante à la Polyvalente des Abénaquis de Saint-Prosper. Dans sa classe de français, elle a vu passer plusieurs personnes : des surveillants, des professeurs à distance ou qui enseignent normalement une autre matière… Bref, aucun professeur de français n’a pris son groupe en charge à temps plein depuis le mois de décembre.
En l’absence d’un enseignant qualifié, Aurélie et ses camarades de cinquième secondaire ont dû faire preuve de débrouillardise pour apprendre les différentes notions. Les élèves devaient compléter des exercices mis en ligne par des professeurs enseignant dans d’autres écoles. « Le seul moment où j’ai vu mon prof en ligne, ç’a été pour un exposé oral », déplore l’élève de cinquième secondaire. Un surveillant — et non pas professeur de français — aidait les adolescents à naviguer dans le travail qu’ils devaient accomplir. « On avait des blocs avec plein d’exercices à faire », raconte Aurélie. Elle réalise que le cheminement scolaire de sa classe a été affecté par l’absence d’un enseignant — notre vidéo, ci-dessous.
Tania Boulet, membre du conseil d’établissement de la Polyvalente des Abénaquis et mère d’un élève de quatrième secondaire, fait le même constat dans la classe de français de son fils. « Ça peut faire du décrochage, la motivation n’est pas là, les jeunes sont plus énervés » déplore-t-elle en pensant à son fils. Malgré les efforts qu’il produit, il est découragé. Les méthodes d’enseignement changent au gré du personnel, souligne la maman. Selon elle, cette situation pénalise les élèves qui présentent des défis d’apprentissage.
En effet, la pénurie d’enseignants peut affecter le reste du parcours scolaire des élèves. C’est ce qu’explique Simon Savard, économiste et co-auteur de l’étude Qualité de l’enseignement et pénurie d’enseignants publiée en 2019 par l’Institut du Québec (IDQ). « Le simple fait de changer de personnel très souvent peut perturber la progression des connaissances chez les enfants ». Il abonde donc dans le même sens que les inquiétudes de madame Boulet.
« Il est encore trop tôt pour avoir un constat par rapport à ce qui s’est passé durant la pandémie, observe cependant M. Savard. C’est la première année complète que les enfants passent à l’école depuis le début des restrictions sanitaires ». Les conséquences de la pénurie d’enseignants sur les élèves devront être analysées pour mesurer leur impact à long terme. L’économiste souligne toutefois que le taux de décrochage chez les garçons s’avère être en hausse. Les nombreuses offres sur le marché de l’emploi semblent attirer des élèves moins motivés par les études.
« On va toujours réussir à mettre quelqu’un devant une classe. Est-ce que ça va affecter la qualité de l’enseignement ? Il y a de bonnes chances que oui », Simon Savard.
Tania Boulet n’accuse personne quant à de cette pénurie. « Le directeur, c’était une grosse inquiétude pour lui. Mais quand il n’y a pas de personnel, il n’y en a pas », se désole-t-elle. Elle souligne aussi qu’on exige déjà beaucoup des autres enseignants. Il ne faudrait pas leur demander de prendre en charge des classes supplémentaires.
Mais… Miracle! Il y a quelques semaines, une finissante au baccalauréat en enseignement a pris en charge la classe du fils de madame Boulet. Elle ne peut cependant pas enseigner à temps plein, étant encore aux études. Les services de remplaçants sont donc parfois encore nécessaires. Tania Boulet espère que son fils pourra acquérir les apprentissages essentiels d’ici la fin de l’année scolaire. La situation est semblable dans la classe d’Aurélie Nadeau. Une enseignante d’une autre école, qui travaille déjà à temps plein, a accepté de prendre en charge la classe de cinquième secondaire. Des remplaçants comblent également les plages horaires. La mission pour les prochaines semaines : rattraper le retard pour les examens ministériels.
Pourvoir les postes vacants
Pascal Lamontagne, directeur du service des ressources humaines du Centre de services scolaire Beauce-Etchemin (CSSBE), nuance la situation, car le cas de la Polyvalente des Abénaquis est assez exceptionnel. « Ce n’est pas une situation que l’on souhaite », admet-il. Le nombre d’enseignants est normalement suffisant au début de l’année scolaire. Le problème est que plusieurs quittent leur poste au cours de l’année. Les causes de ces départs sont difficiles à expliquer de manière précise, mentionne monsieur Lamontagne. Il note toutefois, et sans grande surprise, beaucoup d’absences en raison de la COVID-19.
Plusieurs solutions ont été mises en œuvre afin que les classes orphelines d’enseignants puissent quand même être prises en charge par quelqu’un. Les écoles ont recours à des suppléants, des enseignants du primaire, des enseignants à distance ou du personnel non légalement qualifié. Cette dernière catégorie englobe les personnes à qui on accorde une tolérance d’engagement, même si elles n’ont pas les prérequis. Elles doivent toutefois détenir un diplôme d’études secondaires et avoir entamé des études collégiales ou universitaires.
Le directeur des ressources humaines du CSSBE croit qu’il faut valoriser le domaine de l’éducation afin de convaincre les étudiants de se diriger vers le baccalauréat en enseignement et surtout le terminer. « On entend souvent parler des moins beaux côtés de l’enseignement », se désole-t-il. Il faudrait ajouter des passerelles pour faciliter l’obtention d’un brevet et améliorer le taux d’enseignants diplômés, explique monsieur Lamontagne.
Il donne l’exemple du partenariat avec l’Université du Québec à Rimouski (UQAR) qui offre un baccalauréat en enseignement au Cégep Beauce-Appalaches. Pascal Lamontagne aimerait aussi travailler avec le centre universitaire pour encourager les futurs enseignants à se qualifier dans des matières de niveau secondaire.
Toutefois, il sait que la pénurie d’enseignants ne va pas se résorber de sitôt : « On aimerait mettre des lunettes roses et dire qu’il n’y aura plus de pandémie et de pénurie », lance-t-il. Pour l’année prochaine, il envisage de concentrer le personnel dans les classes et moins dans les ressources supplémentaires.
Un problème pourtant prévisible
L’étude de l’Institut du Québec publiée en 2019 prévoyait déjà que la pénurie d’enseignants allait perdurer pendant quelques années. Plusieurs raisons sont à la base de ce problème. Simon Savard évoque le nombre d’élèves en situation de handicap ou en difficulté d’adaptation ou d’apprentissage (HDAA) dans le réseau public d’éducation, lequel a augmenté ces dernières années, passant de 176 349 en 2011-2012 à 206 617 en 2018-2019.
Le nombre d’élèves en général ne fait que croitre au Québec. Un plateau devrait être atteint en 2025-2026, explique monsieur Savard. Mais le départ à la retraite de plusieurs enseignants et la baisse du taux de diplomation dans le domaine doivent également être reconsidérés : « il y a beaucoup d’autres domaines qui offrent des perspectives d’emploi intéressantes. Il y a de la concurrence », insiste-t-il.
En fait, le plus grand défi relève de l’insertion professionnelle, selon lui. Lors d’entrevues menées par l’IDQ, plusieurs personnes ont mentionné que leurs études ne les préparaient pas assez au marché du travail. Alors que les nouveaux enseignants ne sont pas suffisamment outillés, le système d’ancienneté des centres de services scolaires fait en sorte qu’ils se retrouvent souvent responsables des classes les plus difficiles, car les enseignants qui ont plus d’expérience peuvent choisir leurs classes en premier.
L’étude de l’lDQ recommande ainsi d’encadrer les nouveaux enseignants lors de leurs deux premières années sur le marché du travail. Ce genre de mentorat se fait déjà en Finlande, à Singapour, aux Pays-Bas et en Ontario. S’il faut prévoir davantage de temps dédié à la formation continue, cela doit néanmoins se faire à des moments opportuns. « Le fait qu’il y ait des enjeux au niveau de la rareté de la main-d’œuvre fait en sorte qu’on peut difficilement offrir du temps durant les heures de travail », constate monsieur Savard.
Comme autre recommandation, on note la possibilité de faire une maîtrise de 12 mois en enseignement pour les personnes qui possèdent déjà un baccalauréat. « Les universités semblent vouloir aller dans cette direction. Mais il faut quand même que les programmes soient approuvés par le gouvernement du Québec », ajoute Simon Savard. Ce genre de maîtrise permettrait aussi d’attirer le personnel non légalement qualifié à compléter une formation en enseignement. « Avec le personnel non qualifié, il est difficile d’uniformiser leur parcours. Le degré de compétence est variable d’une personne à une autre », constate monsieur Savard. Une maîtrise de 12 mois pourrait régler ce problème.
L’Université de Montréal offre déjà une maîtrise qualifiante de ce genre depuis 2019. Le programme est néanmoins très contingenté et la demande est forte. « J’imagine que ça va pousser les départements d’éducation à offrir plus de places ou qu’il y ait d’autres universités qui offrent des programmes similaires », espère monsieur Savard. Il croit cependant que le programme devrait être plus accessible. « C’est quand même des maîtrises de deux ans et demi, à temps partiel et de soir, ce qui ne convient pas à tout le monde ».
Alors que la pénurie d’enseignants restera un problème du domaine de l’éducation au Québec pour les prochaines années, la formation et l’encadrement des futurs enseignants sont les pistes à suivre afin d’améliorer la situation. Les étudiants en enseignement doivent recevoir une formation bien mieux adaptée à la réalité du métier afin qu’ils puissent à leur tour offrir un enseignement de qualité aux élèves du primaire et du secondaire. D’ici là, d’autres étudiants risquent d’être affectés par l’absence d’enseignants, comme Aurélie Nadeau ou le fils de Tania Boulet.