Alors que les sondages prévoyaient une victoire du «Oui», c’est plutôt le «Non» qui l’a remporté, par une fine marge, lors du référendum tenu en Colombie le 2 octobre dernier. Les électeurs étaient appelés aux urnes pour se prononcer sur l’accord de paix signé le 26 septembre 2016. Cet accord historique signé par le président colombien, Juan Manuel Santos, et le chef des Forces armées révolutionnaires de Colombie (FARC), Timoleon Jiménez alias Timochenko, devait mettre fin à un conflit armé qui dure depuis plus d’un demi-siècle. Les hostilités ont fait plus de 260 000 morts, 45 000 disparus et 6,9 millions de déplacés. Le rejet de l’accord, par 50,21 % des électeurs, signifie que le pays est replongé dans l’incertitude. L’Exemplaire s’est entretenu avec plusieurs spécialistes de l’Amérique latine pour mieux comprendre les raisons qui expliquent ce résultat.

D’emblée, alors que certains sont étonnés de l’issue du référendum, d’autres le sont peu. Catherine LeGrand, professeure associée d’histoire à l’Université McGill, fait partie de ceux ayant accueilli les résultats avec surprise. Les sondages prédisaient une victoire du «Oui», souligne-t-elle. «On s’est laissé berner par l’espoir et les sondages», commente Ricardo Penafiel, professeur associé en science politique à l’UQÀM et chercheur au GRIPAL (Groupe de recherche sur les imaginaires politiques en Amérique latine). Le gouvernement, la population, et même les opposants à l’accord s’attendaient à un vote en faveur des accords de paix, observe également Philippe Dufort, professeur adjoint à l’école d’études de conflits de l’Université Saint-Paul. D’ailleurs, le gouvernement n’avait pas de «plan B» en cas de victoire du non, ajoute-t-il.

Pour sa part, Leila Celis, professeure de sociologie à l’UQÀM, n’est pas étonnée des résultats. S’ils sont surprenants «vis-à-vis des sondages», il n’en demeure pas moins qu’ils permettent de voir la société colombienne telle qu’elle est. Celle-ci est «très polarisée face au conflit». De plus, il existe une part d’indifférence qui s’est manifestée notamment par un taux d’abstention de plus de 60 %. «Il y a des gens qui pensent qu’ils n’ont pas d’emprise sur le sort du pays et, particulièrement, du conflit», fait remarquer Mme Celis.

Plusieurs facteurs explicatifs

Plusieurs raisons sont évoquées pour expliquer la victoire du «Non», dont les différences géographiques, l’opposition à une impunité perçue, la manipulation de l’opinion publique, le faible taux de participation électorale, entre autres. Cela dit, comme le souligne la professeure Celis, c’est très complexe d’expliquer réellement ce qui s’est passé.

«Le pays est clairement très divisé» sur la question de l’accord de paix, constate Mme LeGrand. D’ailleurs, des différences existent aussi sur le plan géographique. Les régions périphériques, ainsi que la capitale Bogotá étaient plus favorables à l’accord de paix que les grands centres. Ainsi, les personnes ayant davantage été affectées par le conflit ont voté pour la paix, fait remarquer la professeure. «Il y a quand même un paradoxe : ce sont les personnes qui ont subi le plus directement la violence, la guérilla, le conflit armé qui veulent que ça prenne fin», commente aussi M. Penafiel.

 

Disparités régionales dans le vote. Source: BBC
Disparités régionales dans le vote. Source: BBC

 

Une des raisons qui explique la victoire du «Non» est aussi la volonté pour plusieurs personnes de voir des peines plus sévères imposées aux FARC que celles prévues dans l’accord, indique Mme LeGrand. De plus, la «construction des FARC comme un mal politique radical», par le biais des médias, fait en sorte que «beaucoup de personnes disent : non, on ne peut pas signer des accords qui vont donner l’impunité», explique le professeur Penafiel, précisant au passage que ce n’est pas l’impunité qui est réellement prévue.

«Un accord avec un groupe que les gens perçoivent comme étant simplement des criminels est quelque chose qui est difficile à vendre auprès de la population», observe aussi Alejandro Angel, candidat au doctorat en science politique à l’Université de Montréal, qui s’intéresse notamment à l’économie politique de l’Amérique latine. La campagne menée en vue du plébiscite a été «très polarisante» et «les résultats le démontrent», ajoute-t-il. En effet, le «Non» a gagné par environ 60 000 voix.

«La stratégie de la campagne du «Non» était de miser sur l’indignation» afin de mobiliser la population, souligne le professeur Dufort. «Ça a été une campagne extrêmement efficace, très peu coûteuse et qui a rejoint une large part de la population par le biais des médias sociaux, mais sans arguments substantiels». À son avis, les opposants à l’accord ont tenté «manipuler l’opinion publique sur des bases non factuelles mais sur l’émotion».

Entre autres, dans le cadre de leur campagne, les partisans du «Non» ont effectué des liens entre l’accord de paix et «l’idéologie de genre». Cette dernière est mal perçue par une frange de la population qui est plus conservatrice et plus religieuse, explique M. Angel. Or, en réalité, «il n’y a aucun lien entre les deux.» En outre, le camp du «Non», mené par le sénateur et ex-président colombien Álvaro Uribe, a entretenu les craintes de la population quant à une participation politique importante des FARC en cas de victoire du «Oui», commente aussi la professeure LeGrand.

La présentation médiatique des différents acteurs a eu une influence sur le vote, confirme Mme Celis. «La polarisation du pays reflète comment les gens voient et perçoivent les idéologies de gauche dans le cas de ce plébiscite.» Les FARC ont une idéologie marxiste. Par ailleurs, si certains pensent que l’accord est «trop permissif», d’autres croient qu’il ne reflète «pas assez d’avancements sociaux, économiques et politiques», relate la professeure Celis.

Parmi les raisons qui peuvent expliquer le résultat final, il y a également cette «assurance», de la part de toutes les parties impliquées – incluant celles contre l’accord, que le vote serait en faveur de l’accord de paix, avance M. Dufort. La majorité des électeurs ne se sont pas déplacés pour aller voter. Alors que près de 35 millions de personnes pouvaient voter, le taux de participation électorale n’a été que de 37,28 %. Le passage de l’ouragan Matthew a aussi posé problème sur le plan météorologique, ajoute le professeur.

Incertitude pour l’avenir

Au lendemain du référendum, le président colombien Juan Manuel Santos a indiqué que les négociations avec les FARC allaient se poursuivre. Une semaine plus tard, le gouvernement annonçait aussi la tenue de pourparlers avec un autre groupe de guérilleros, l’Armée de libération nationale ou ELN. Le 13 octobre dernier, le président a fait savoir que le cessez-le-feu bilatéral entre le gouvernement et les FARC, en vigueur depuis août 2016, se poursuivra jusqu’au 31 décembre. «Que les choses soient claires: ce n’est ni un ultimatum, ni une date limite, mais j’espère que ce processus pour parvenir à un nouvel accord se terminera bien avant cette date», a déclaré le président, d’après l’AFP.

Le gouvernement de Santos, l’opposition d’Uribe et les FARC ne veulent pas retourner au conflit armé, explique Mme LeGrand. Néanmoins, il y a une «incertitude énorme» quant au dénouement des évènements. Sur le plan économique, l’espoir était que l’accord de paix allait engendrer une confiance accrue des investisseurs et une hausse des investissements au pays, mentionne la professeure. Et, présentement les élites économiques s’inquiètent, ajoute-t-elle.

Parallèlement, des Colombiens continuent de manifester dans les rues en faveur d’un accord de paix. La société civile refuse d’accepter que le président Santos et l’opposant Uribe «négocient le sort du pays», commente la professeure Celis. Un dialogue «avec la société dans son ensemble pour redéfinir pas seulement la fin du conflit armé, mais aussi la fin du conflit social» est souhaité. «Le conflit armé est l’une des expressions du conflit en Colombie. Le conflit en Colombie est un conflit armé et un conflit social. La guérilla est là parce qu’il y a des revendications socioéconomiques.»

La pression internationale pourrait aider les négociations, précise Mme Celis. D’ailleurs, la communauté internationale avait promis une aide financière pour favoriser le processus de paix et la mise en œuvre de l’accord. Selon l’AFP, la Banque mondiale avait annoncé en janvier 2016 une aide de «1,4 milliard» pour financer ses efforts de paix, l’Union européenne était sur le point de lancer un fonds de près de 600 millions d’euros et les États-Unis devaient contribuer 400 millions de dollars aux efforts de paix.