Les récentes manifestations hostiles au président Jovenel Moïse s’inscrivent dans la tradition îlienne de contestation du pouvoir. Une pratique particulièrement marquée depuis la fin des années 1980 et la chute de la dictature.

Après deux semaines de troubles, marquées par la mort de plusieurs manifestants, la tension semble retomber en Haïti, du moins dans la rue. Dans les discours en revanche, c’est une autre histoire. L’opposition appelle toujours au départ du président Jovenel Moïse, accusé de ne pas tenir ses promesses. Parallèlement, le chef de l’État est soupçonné de détournement de fonds dans le dossier Petrocaribe.

Ce n’est pas la première fois qu’il est contesté : à l’automne 2017, six mois après sa prise de fonction, une partie de la population demandait déjà son départ. À l’époque, les critiques portaient sur le déséquilibre du budget proposé par le gouvernement. Début juillet, l’annonce d’une forte hausse du prix des carburants avait entraîné une vague de violences, poussant le Premier ministre au départ. Et à nouveau, Jovenel Moïse avait été sommé de démissionner.

Avec trois poussées de fièvre majeures en moins de 2 ans, on pourrait croire Haïti au bord de la crise de nerfs. Ce serait mal connaître l’île et la résilience de ses habitants, habitués aux soubresauts politiques, aussi fréquents que les catastrophes naturelles qui la frappent. Comment expliquer une telle instabilité politique dans le plus vieil État indépendant des Caraïbes ?

Des premières années douloureuses

« Ce qui se passe actuellement est assez classique dans l’histoire politique récente d’Haïti, tempère Eric Sauray, avocat et auteur en 2006 de Haïti, une démocratie en perdition. Ces 30 dernières années, il y a eu une contestation permanente du pouvoir, qu’on peut lier à l’histoire du pays. Haïti est une terre de bouleversements politiques. Auparavant, ils se traduisaient par des Coups d’État, aujourd’hui ce sont des appels à la démission ». Depuis son indépendance, obtenue en 1804 après plus de dix ans de guerre contre l’armée française, Haïti n’a que rarement connu la sérénité. Dès 1806, le premier Empereur de l’île, Jean-Jacques Dessalines, est assassiné, ouvrant la voie à une guerre civile de treize années.

Des interventions extérieures, comme l’occupation militaire américaine de 1915 à 1934, au renversement d’un Président démocratiquement élu, en la personne de Jean-Bertrand Aristide, victime d’un Coup d’État en 1991, rien ne semble avoir épargné « la Perle des Antilles ». La plus longue période de stabilité est le fait de la dictature des Duvalier, de 1957 à 1986 : à sa mort, en 1971, le père, François, transmet à son fils Jean-Claude le contrôle d’une milice redoutable, les Tontons Macoutes, qui terrorise la population.

Une transition démocratique inachevée

La chute de cette dynastie aurait pu être l’occasion d’une transition démocratique. La modification de la Constitution, validée par référendum au printemps 1987, a fait naître des organes indépendants, censés garantir la séparation des pouvoirs. Mais cette révision n’a pas produit les résultats espérés, selon François Gélineau, titulaire de la chaire de recherche sur la démocratie et les institutions parlementaires à l’Université Laval de Québec : « La nouvelle Constitution était trop rigide, donc difficile à mettre en œuvre. Elle a favorisé l’affrontement plus que l’opposition constructive, et on le ressent encore aujourd’hui, avec les blocages politiques constants entre le Sénat et le Président par exemple ».

Conséquence logique : le poste de Premier Ministre, introduit par la même Constitution, s’est rapidement transformé en siège éjectable. En un peu plus de 30 ans, on a dénombré pas moins de 22 titulaires différents, soit une longévité moyenne d’à peine plus d’un an pour chacun d’entre eux. « Cela traduit l’impatience à gouverner, malgré la précarité du pouvoir, analyse Eric Sauray. Ce paradoxe s’explique par le fait que le pouvoir est le seul moyen pour la classe moyenne d’accéder à la richesse ». Haïti est en effet l’un des pays les plus pauvres et les plus inégalitaires au monde. D’après les derniers chiffres de la Banque Mondiale, son indice de Gini est de 0,61 – 0 représentant l’égalité absolue, 1 l’inégalité absolue – et 60% de sa population vit sous le seuil de pauvreté, fixé à moins de 2,5$ disponibles par jour.

Le temps et la patience comme seuls remèdes

Des statistiques qui justifient l’aide humanitaire reçue par le pays, particulièrement depuis le tremblement de terre du 12 janvier 2010. Avec les risques d’ingérence que cela implique : « Beaucoup de ces interventions sont de bonne foi, mais certaines nuisent aux capacités locales, avance François Gélineau. Toute la logistique des élections générales de 2010 et 2011 a été gérée par la communauté internationale, sans que l’État haïtien n’en retire de l’expérience pour le futur ». Mais l’universitaire québécois refuse de considérer les immixtions étrangères comme seule cause de l’instabilité démocratique : « Ce n’est qu’un élément explicatif parmi d’autres : le tissu social haïtien est faible, l’élite intellectuelle a fui en masse dans les années 1960, il y a un manque global d’instruction, notamment politique, … »

Les récentes manifestations anti-corruption, qui suggèrent une forte politisation de la population, pourraient-elles être noyautées par l’opposition ? Sans nier le caractère populaire des contestations, l’avocat Eric Sauray nuance leur spontanéité : « Dans les mouvements de ce type, la plupart des manifestants sont des gens sans emploi, donc toujours prêts à se mobiliser. Il se dit même que certains sont payés. Il ne faut donc pas confondre le désir de justice, qui existe chez certains, et le spectacle politique ».

Pour parvenir à la stabilité tant recherchée, pas de solution miracle : seul le temps permettra à la démocratie et à ses bonnes pratiques de s’enraciner. Ce qui incite Eric Sauray à l’optimiste : « À l’échelle du monde, Haïti et ses 214 ans sont encore jeunes ».