Dans les rues de Port-au-Prince, la vie reprend tranquillement après une semaine de paralysie causée par une série de manifestations anticorruption entachées de violences. Les enfants retournent à l’école, les commerces rouvrent, mais les Haïtiens n’ont pas l’esprit tranquille pour autant. Les contestataires ne sont pas prêts d’abandonner leurs revendications, malgré la répression des autorités. La vague de violence entamée pourrait se poursuivre.

Pour Emmanuela Douyon, jeune économiste qui travaille pour une ONG de Port-au-Prince jointe sur place, tout a commencé par le tweet du réalisateur Gilbert Jr. Mirambeau en août. Il s’agissait d’un autoportrait les yeux bandés, symbolisant la justice, avec dans les mains un bout de carton où était écrit: Kot kòb Petwo Karibe a? (Où est passé l’argent du Petrocaribe?).

Par ce geste, le cinéaste montréalo-haïtien voulait attirer l’attention sur l’évaporation des 3,8 milliards de dollars américains engrangés par l’intermédiaire du programme vénézuélien de prêts pétroliers Petrocaribe. Gracieuseté des six dernières administrations, les Haïtiens n’ont pas vu la couleur de ces fonds, censés être investis dans le développement des infrastructures agricoles du pays. Malgré deux commissions du Sénat au cours de l’été, aucun responsable n’a été inculpé.

Emmanuela, comme bien d’autres, a partagé la publication. Devenu viral, le concept de la photo s’est transformé en un de ces défis à la mode sur les réseaux sociaux. Les Petrochallengers recréaient la mise en scène de Gilbert Mirambeau. Quelques jours plus tard, la demande de reddition de compte se transposait dans une occupation non violente de la rue. «J’ai toujours été assez politisée, mais c’était la première fois de ma vie que je sortais dans la rue pour dire: Non!», raconte Emmanuela Douyon. «C’était la première fois de beaucoup de jeunes haïtiens», constate-t-elle.

Haïti n’en est pas à sa première affaire de corruption. Le pays est classé 163e sur 177 au classement de l’organisme Transparency International qui étudie la perception de la corruption. Mais cette fois-ci, c’est différent. «Un cas de corruption aussi énorme, il n’y a pas eu d’équivalent depuis l’affaire des coopératives, en 2003. Et même là, le gouvernement n’était pas aussi impliqué!».

La jeune femme est de toutes les manifestations. Elle explique cette mobilisation citoyenne rapide et sans tête dirigeante par une accumulation de frustrations chez les jeunes de toutes les classes sociales. La classe moyenne est elle aussi sortie de sa réserve. «Nous sommes la génération du séisme. Nous avons vu le pays détruit et nous avons vu l’argent venir. Nous avions espoir que le pays serait reconstruit et la misère endiguée. Mais la montagne a accouché d’une souris», résume la militante avec un proverbe de Jean de la Fontaine.

Elle se défend d’avoir pour objectif la démission du président Jovenel Moïse, ce que réclame l’opposition politique. «Avant tout, le procès. Nous voulons que les fonds soient retournés et que les responsables soient emprisonnés. Nous voulons en finir avec l’impunité». Si tous s’accordent sur ce point, la façon de l’obtenir crée des dissidences entre les Petrochallengers : «La multiplicité du mouvement fait à la fois sa beauté et sa faiblesse», admet celle qui est partisane de l’approche non violente. Une faction des manifestants s’oppose catégoriquement à l’implication de partis politiques. «Depuis la manifestation historique du 17 octobre, des politiques radicalement opposés au pouvoir tentent de s’approprier la bataille. Dès lors, on assiste à une montée vertigineuse des messages violents», déplore Gédéon Jean du Centre d’analyse et de recherche en droits de l’homme, le CARDH, un organisme œuvrant sur place.

«Bien que des manifestations aient lieu depuis cet été, les violences ont principalement commencé ce mois-ci. La manifestation du 18 novembre a été centrale», relate la chargée des Caraïbes à Amnesty International Elina Castillo Jiménez depuis Mexico. Dans les rues de Port-au-Prince, les forces policières ont réprimé durement les manifestations, conduisant de nombreuses arrestations et allant parfois jusqu’à l’utilisation létale d’armes à feu.

Le CARDH estime que la Police nationale d’Haïti a eu un comportement acceptable, mais que la participation de groupes extérieurs, possiblement des mercenaires, a été problématique pendant les manifestations: «Des gardes du Palais national et d’autres hommes portant d’autres uniformes, avec des armes lourdes (M-60 par exemple), ont été déployés dans les rues».

«Nous voulons rappeler à l’État haïtien son obligation de protéger le droit des manifestants à protester pacifiquement», insiste Elina Castillo Jiménez. Le président Jovenel Moïse s’est fait très réservé ces dernières semaines. «Il n’a jamais clairement demandé à ses forces de l’ordre de s’en tenir à un usage justifié de la force», souligne-t-elle.

«L’usage de la force ne devrait avoir lieu que lorsque ces trois critères sont réunis : il doit être légitime, nécessaire et proportionnel. Les armes à feu ne devraient être utilisées qu’en tout dernier recours. Cela n’a pas été respecté à Port-au-Prince».

La tension politique des dernières semaines a produit un bond de la criminalité au pays. «Dans les quartiers  populaires de Port-au-Prince, il y a beaucoup de groupes armés. Chaque quartier est dirigé par un “chef”. Dans la majorité d’entre eux, la population vit dans la frayeur. La situation était déjà tendue», explique Gédéon Jean.

C’est dans ces circonstances que dans la nuit du 12 au 13 novembre, au moins 59 personnes ont été assassinées dans le quartier de La Saline, adjacent à la zone portuaire de la capitale. Les corps de dizaines d’entre elles ont été découverts à travers un tas d’ordures le lendemain, lorsque les autorités sont parvenues à accéder au quartier. Cet événement macabre est le point culminant d’un conflit entre deux groupes armés locaux soutenus par des intérêts politiques. Le CARDH et deux autres groupes de défense des droits humains, la Fondation J Klere et le Réseau National de Défense des Droits Humains, accusent à mots à peine couverts le gouvernement d’avoir financé les bandits impliqués dans le massacre afin de perturber la journée de mobilisation prévue le 18 novembre. La Saline est connu pour être un foyer de contestation. «Le massacre serait une réponse des autorités exécutives à la participation de cette zone populaire et vulnérable dans la manifestation historique du 17 octobre 2018 où près d’un million de gens avaient gagné les rues», allègue le CARDH.

Ici aussi, les Haïtiens attendent encore qu’une enquête soit ouverte.

Le mouvement Petrocaribe semble pour l’instant vivre une période d’accalmie. Les grèves n’ont pas été reconduites. «La population devait respirer, le pays devait fonctionner. Ceux qui ont lancé la grève n’ont pas pensé à consulter les autres secteurs impliqués dans la bataille et n’ont pas non plus tenu compte du niveau de vulnérabilité de la population», explique Gédéon Jean. Pour nombre de petits commerçants et de travailleurs journalier notamment, une semaine d’absence de revenu est problématique. Mais le mouvement ne s’éteint pas pour autant, assure Gédéon Jean : «Toute la population reste mobilisée autour de la cause de Petrocaribe». De nouvelles manifestations sont prévues en décembre.