Les contenus de satire politique ont la cote aux États-Unis. Une majorité de jeunes de 18-30 ans avoue aujourd’hui ne s’informer qu’à travers ceux-ci, selon une étude du Pew Research Center. La désaffection des médias traditionnels, ne sachant plus parler à la jeunesse, laisse un vide que la satire s’affaire à remplir. Un nouveau venu dans le spectre des médias américains, qui gagne en influence.


*Traduction à la fin de l’article

Face à la caméra, l’œil pétillant de malice et l’humour finement ciselé, le présentateur du dernier Late show fait s’esclaffer son public sur les principales nouvelles du jour, tournées en dérision. Que ce soit Stephen Colbert, Seth Meyers ou encore John Oliver, ces comédiens de métier font mouche aux États-Unis avec leur satire politique quasi quotidienne. Les chiffres télémétriques et le nombre de visionnements en rediffusion sur YouTube, se chiffrant en millions, en témoignent. La satire politique profite d’un regain d’engouement ces dernières années, un genre impopulaire du divertissement américain par le passé, selon le professeur en communication à l’Université George Mason en Virginie, Robert Lichter. « Il y a une vieille expression parmi les acteurs de Broadway qui disait : “La satire vide les théâtres le samedi soir”, explique-t-il. En d’autres termes, lorsqu’arrivait la journée de samedi, les gens en avaient marre de la satire. Maintenant, bien sûr, c’est ce qui ouvre en tête le samedi, avec le célèbre Saturday Night Live. »

Souvent critique et moqueuse de son sujet, la satire cherche à créer une étincelle, titiller et forcer à la réflexion, n’eut égard à la véracité de ses propos. Un genre traditionnellement bien distinct du journalisme qui tend pourtant à brouiller les cartes aujourd’hui aux États-Unis. « Les plateformes de satire politique sont devenues une alternative au journalisme de référence, décrit M. Lichter. Cette alternative devient de plus en plus une partie intégrante du journalisme. Les blagues que le comédien fait sont traitées comme des nouvelles, car les journalistes voient que ces présentateurs tâtent le pouls de la nation et révèlent ce qu’une partie d’entre elles pense réellement. » Avec la pression économique que subit le journalisme traditionnel aujourd’hui, les médias cherchent à attirer davantage le public. L’un des moyens d’y parvenir est de se rendre plus divertissant, à l’image de la satire, estime M. Lichter.

Le professeur en communication de l’Université George Mason en Virginie, Robert Lichter, pose à Washington. Il est également directeur du Centre des médias et affaires publiques de son université. Bien connu dans le domaine des médias et de l’info-divertissement, ses travaux portent entre autre sur la satire politique aux États-Unis.
Crédit: Guillaume Mazoyer

La forme textuelle de la satire n’est pas non plus en reste. Le site The Onion, un journal parodique américain basé à Chicago – qui estime, avec ironie, son lectorat à « plus de 4,3 trilliards d’individus » avec un effectif de « 350 000 journalistes » – est le plus populaire de ces représentants. Il est l’un des pionniers aussi, fondé en 1988, initialement comme journal papier. Outre The Onion en tête de cortège, des sites comme Clickhole ou Reductress sont dans le giron des sites satiriques prépondérants aux États-Unis. Cette diversité de productions satiriques est d’autant plus accessible depuis l’arrivée des médias numériques et des réseaux sociaux. « Les coûts d’entrée pour produire un média satirique sont drastiquement plus bas que ce qu’ils étaient par le passé, commente M. Lichter. Les ressources sont là pour quiconque est capable d’aller capter l’attention d’un public. Vous pouvez simplement démarrer votre projet et devenir la nouvelle sensation. »

Attablé au Herald Square au centre-ville de New York, bercé par le brouhaha du trafic aux alentours, Dan Geddes se remémore ses débuts dans la satire. De cette facilité à produire du contenu à travers le numérique est né son projet, The Satirist, en 1999. « C’était une époque de liberté, vous pouviez tout simplement publier votre propre matériel sur internet, raconte le fondateur. Plus besoin de passer par un éditeur traditionnel. » À travers son site, il parodie les sujets de son choix, avec des titres comme « Les Américains remplacent la “Fête du Travail” par la “Journée de la Surcharge capitaliste” » ou « Les corps congelés tout de même soumis à l’impôt sur le revenu ».

Dan Geddes, le fondateur de The Satirist, au Herald Square dans Manhattan.
Crédit: Guillaume Mazoyer

Autoproclamé « le journal le plus critique des États-Unis », The Satirist attire rapidement des universitaires, qui souhaitent collaborer. D’unique contributeur à ses débuts, Dan Geddes se retrouve à gérer de nombreuses soumissions d’articles satiriques, dont il dit n’en publier qu’environ 10% de ceux qu’il reçoit, par souci de qualité. Il devient alors son propre éditeur, à moindre coût. Aujourd’hui, sur sa petite table en fer installée à l’ombre de l’Empire State Building,  trône « le livre le plus critique des États-Unis », que Dan Geddes feuillette avec fierté. C’est un recueil de ses textes les plus marquants depuis 1999, dont certains sont aujourd’hui étudiés dans des cours universitaires.

L’aspirant compétiteur du média  The Onion estime que la satire est dorénavant une alternative au journalisme. « Je crois que c’est un moyen de faire passer la pilule de l’information, affirme M. Geddes. Beaucoup de gens ne veulent pas lire de pures nouvelles, car c’est trop ennuyant. La satire est un moyen de rendre le tout plus doux et digeste. »

 

L’université, le microcosme de la future génération

À une heure de train de New York, à New Brunswick dans le New Jersey, l’Université Rutgers possède son propre journal satirique, baptisé The Medium. C’est l’un des plus vieux journaux du genre aux États-Unis encore en service, et le seul à publier une version papier de façon hebdomadaire. Fondé en 1970 comme un organisme de libre-expression, le journal a évolué vers la satire lorsque The Onion est apparu, deux décennies plus tard.

Dans une toute petite salle du pavillon principal, entre plusieurs locaux d’autres associations étudiantes, l’équipe du Medium s’échine les lundis et mercredis soirs à mettre en place sa prochaine parution. « Nous avons l’occasion de partager des sujets et des idées sur des événements auxquels les gens, surtout les étudiants, n’ont pas eu le temps de porter leur attention, détaille la rédactrice en chef du Medium, Marissa Schwartz. Je ne connais pas beaucoup d’étudiants qui lisent les journaux traditionnels ou même regardent les informations à la télévision. »

Jordan Plaut (à g.), éditeur en chef du Medium et Marissa Schwartz (à d.), rédactrice en chef du Medium, le journal satirique de l’Université Rutgers à New Brunswick dans le New Jersey.
Crédit: Guillaume Mazoyer

Entre ces mains, elle tient l’un de leur dernier exemplaire, traitant des accusations d’inconduite sexuelle du juge nominé à la Cour Suprême des États-Unis, Brett Kavanaugh. « Kavanaugh clame qu’il rôdait sous sa forme de loup-garou la nuit de l’assaut », lit-on en une de ce numéro du Medium. « Je sais qu’une majorité de mes camarades de classe n’avait aucune idée de ce qui se passait, explique Marissa Schwartz. Au moins, maintenant, lorsqu’ils prennent notre journal, ils s’intéressent un peu plus à cette histoire, même si notre couverture en est une satirique. »

Selon le directeur du Centre des médias et des affaires publiques de l’Université George Mason, Robert Lichter, la recherche tend à démontrer que le public qui consomme de la satire s’intéresse davantage aux nouvelles traitées par la suite. La satire devient une porte d’entrée sur les sujets plus sérieux. « Il est plus facile d’attirer les gens pour les faire rire plutôt que de les faire pleurer », explique M. Lichter.

Les étudiants du Medium, eux, se considèrent comme des journalistes. « J’aime penser que la satire est une part importante du spectre journalistique, déclare l’éditeur en chef du journal, Jordan Plaut. La satire devient une contre-culture aux journaux traditionnels. Récemment, les médias ont essuyé beaucoup de critiques, probablement avec raison, sur leur couverture. La presse satirique est un parti extérieur important qui peut critiquer les écarts de ceux-ci. » Selon Jordan Plaut, les États-Unis ayant un fonctionnement politique à deux partis, les contenus satiriques ont le luxe de se constituer en un 3e groupe pouvant montrer du doigt les aspects ridicules des positions des deux autres, forçant le public à la réflexion.

 

Un étudiant collaborant au Medium met en page la prochaine mouture du journal satirique.
Crédit: Guillaume Mazoyer

 

La satire comme alternative au journalisme

Lorsque l’émission satirique The Daily Show de Jon Stewart a annoncé qu’elle s’arrêterait au terme de sa 16e saison en 2015, le New York Times a titré « Les milléniaux vont perdre leur source la plus fiable : Jon Stewart ». Les jeunes adultes américains s’informent en majorité via des sources de satire politique, selon le Pew Research Center, faisant de ce genre un pouvoir non négligeable de la société américaine. « À travers la recherche, on observe que les gens réfléchissent davantage à la politique et changent leur perception par rapport à celle-ci lorsqu’ils regardent ou lisent ces contenus, explique le professeur de l’Université George Mason. Ils se sentent aussi plus sûrs d’en parler. »

À la sortie de la populaire émission satirique de la chaîne NBC, The Late Night with Seth Meyers, les spectateurs se jettent sur la boutique des studios. T-shirts, tasses, crayons et autres objets souvenirs, tous à l’effigie du présentateur Seth Meyers, sont en vente. Egypt, 25 ans, vient tout juste d’assister à l’enregistrement de l’émission. « Je pense que cette émission est une alternative au journalisme traditionnel, dit-elle. C’est plus moderne, branché et ça permet de garder les milléniaux comme moi informés sur ce qui se passe dans le monde. Ce n’est pas ennuyeux et froid. C’est interactif et je peux même suivre leurs médias sociaux pour des mises à jour. C’est très pratique. »

 

Après l’enregistrement du Late Night with Seth Meyers, les spectateurs atterrissent dans la boutique des studios NBC, où ils peuvent acheter des souvenirs à l’effigie du présentateur vedette.
Crédit: Guillaume Mazoyer

 

Également présente à l’enregistrement, Tamara, 35 ans, admet que le Late Night est sa principale source d’information. « C’est très instructif, dans un format auquel on peut s’identifier, explique-t-elle. En prime, on a le droit aux avis et aux blagues des comédiens, c’est parfait. »

Les milléniaux trouvent dans ces contenus une alternative plus divertissante et agréable que celle proposée par les médias traditionnels. Mais comprendre la politique à travers la loupe de la satire ne vient pas sans danger, met en garde Robert Lichter. « Cela a tendance à rendre le public excessivement cynique à propos des événements politiques et des institutions, détaille le professeur de communication. Cela peut être dangereux de tout voir comme étant sans valeur, sous un œil négatif. » Il ne souhaite pas que la jeune génération, nourrie par la satire, ne se transforme en une nation de personnes cyniques.

Dans cette double crise médiatique, tant sur le plan économique que celui de la confiance, la satire permet d’attirer les jeunes qui tournent le dos au journalisme traditionnel. Ce genre, qui vit un véritable âge d’or, sait comment s’adresser à la jeunesse américaine et, surtout, l’influencer. La satire politique constitue une réelle force médiatique en émergence au sein de l’Amérique.

 

 

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Verbatim et traduction 

Narration:
En plein centre de Manhattan, une centaine de personnes attendent fébrilement de passer les portes du studio NBC pour assister au populaire Late Night de Seth Meyers. Aux États-Unis, la majorité des Américains de 18 à 30 ans s’informent en écoutant des émissions télévisées à caractère satirique. Pour le directeur du centre des médias et des affaires publiques, Robert Lichter la frontière entre l’information et le divertissement est devenue vague.

Robert Lichter :
Ces spectacles commencent par un monologue des comédiens. Ils lancent beaucoup de blagues pour intéresser le public. Par la suite, cela peut devenir plus sérieux. Le présentateur va parler de politique, se moquer des politiciens et même prendre position sur une situation politique.

(Seth Meyers)

Robert Lichter :
Ce qui est le plus surprenant, c’est que ces comédiens font des blagues qui sont prises au sérieux, même s’ils ne sont pas des professeurs ou des journalistes. Cela s’applique particulièrement à la génération plus jeune qui est souvent sceptique par rapport à la politique et les médias traditionnels. Ils aiment bien que ces comédiens se moquent d’eux.

Narration :
C’est le cas de Tamara, 35 ans et Stéphanie 22 ans, qui ont assisté à l’enregistrement en direct de la populaire émission de Seth Meyers à New York.

Tamara :
C’est très instructif. Cela permet aux gens de s’intéresser à l’actualité d’une façon très humoristique. Je crois qu’il y a beaucoup de gens qui regardent cette émission pour s’informer de l’actualité quotidienne.

Stéphanie :
Je ne crois pas que ce soit une alternative au journalisme, mais je vois cette émission comme une référence de l’actualité. Cela rejoint un public spécifique, surtout celui des jeunes adultes. Bien qu’il s’agit d’une émission humoristique, cela parle de l’actualité.J’apprends par exemple beaucoup de choses lorsque j’écoute ce genre d’émission. Cela a donc aussi un rôle d’information.

Narration :
La satire prend de plus en plus de place dans l’espace médiatique et fait compétition aux grands médias. Pour le rédacteur en chef du journal The Satirist, Dan Geddes, rencontré à New York, la satire est nécessaire pour équilibrer le débat public.

Dan Geddes :
La satire est une façon d’utiliser l’ironie pour se moquer de ceux qui possèdent le pouvoir. Ça nous permet de dire des choses qu’on ne pourrait pas habituellement dire. Je crois que c’est un moyen de faire passer la pilule de l’information. Beaucoup de gens ne veulent pas lire des nouvelles brutes, car c’est trop ennuyant. La satire est un moyen de rendre le tout plus doux et digeste.

Narration :
À une heure de train de New York, nous nous arrêtons à l’Université Rutgers à New-Brunswick. Nous rencontrons Jordan Plout et Marissa Schwartz, les directeurs du Medium, le plus vieux journal satirique étudiant aux États-Unis fondés dans les années 70.

Marissa Schwartz :
Nous avons l’occasion de partager des sujets et des idées sur des événements auxquels les gens, surtout les étudiants, n’ont pas eu le temps de porter leur attention. Par exemple, l’affaire Kavanaugh. Je sais qu’une majorité de mes camarades de classe n’avait aucune idée de ce qui se passait. Au moins, maintenant, lorsqu’ils prennent notre journal, ils s’intéressent un peu plus à cette histoire, même si notre couverture en est une satirique. Ils peuvent donc apprendre sur des sujets d’actualité dont ils n’ont jamais entendu parler.

Jordan Plaut :
Je crois que cela permet de donner un éclairage différent à la nouvelle, et c’est important pour le cycle du journalisme, où l’on peut juste en rire.

Narration :
La satire politique aux États-Unis est devenue un réel moyen de communication et permet aux citoyens de s’informer de manière alternative, explique le professeur Lichter.

Robert Lichter :
Les études montrent que la plupart des gens qui regardent ces émissions s’intéressent aux nouvelles par la suite. Cela s’appelle un pont. Les émissions de divertissement deviennent un pont vers les émissions d’informations plus traditionnelles. De plus, les études démontrent que les personnes qui regardent ce genre d’émissions sont plus sûres de parler de politique par la suite. C’est parce que ces émissions les informent et leur permettent de mieux connaître l’actualité. Elles sont devenues des références. C’est difficile maintenant de faire la différence entre le journalisme et le divertissement. Les Late Nights Shows sont des émissions qui utilisent à la fois des aspects journalistiques et des aspects de divertissement.  

(Seth Meyers)

Narration :
Face à un désintérêt envers les médias traditionnels, particulièrement auprès des jeunes, la satire politique gagne du terrain. À l’aide de sa touche particulière, elle meuble un vide informationnel du spectre médiatique américain.