Expert. Julien Tourreille est chargé de cours à l’UQAM et directeur adjoint de l’Observatoire sur les Etats-Unis de la Chaire Raoul-Dandurand en études stratégiques et diplomatiques. Il revient pour nous sur les causes et les conséquences stratégiques, politiques et diplomatiques de l’intervention américaine en Irak et en Syrie.

D’après lui, Bachar al Assad semble être le grand gagnant de l’été, l’image des Etats-Unis au Moyen-Orient ne s’améliore pas, et aucun changement majeur n’est à prédire après Obama dans la lutte contre le terrorisme.

Enfin, si l’intervention militaire contre l’EI semble relativement efficace à court terme, notre expert insiste sur la nécessité pour les pouvoirs locaux d’entreprendre des réformes structurelles. Ce n’est qu’ainsi que le terrorisme cessera d’être une voie attractive pour des populations lassées par l’instabilité et le manque de perspectives économiques et sociales.

Est ce que l’intervention en Irak et en Syrie s’inscrit dans la continuité de la politique contre-terroriste américaine depuis 2001 ?

Julien Tourreille : Oui, pour une raison assez nette : la menace aujourd’hui de l’Etat Islamique en Irak et au Levant (EIIL) est quelque part une créature de l’intervention américaine de 2003. C’est une mutation de ce qu’était  à l’époque Al Qaida en Irak et qui est devenu, à la faveur de la guerre civile en Syrie et des problèmes politiques en Irak, l’Etat islamique (EI).

Les Américains ne pouvaient donc pas rester les bras croisés devant le renforcement de l’Etat Islamique et ils ont du intervenir pour au moins trois raisons.  En premier lieu, Washington s’est aperçu à partir de l’été 2014 que l’EI représentait une menace en termes d’implosion de l’Irak. La seconde cause est d’ordre humanitaire, lorsque l’EI s’est dit prêt à commettre un acte de crime contre l’humanité à l’encontre des minorités chrétiennes et yézédies. Enfin, la décapitation de deux journalistes américains, qui a été perçue par la population comme une menace directe à la sécurité des Etats-Unis. Tout cela est donc venu renforcer la détermination de l’administration Obama à mener une opération militaire d’envergure contre l’EI.

Donc bien que la guerre civile dure depuis plus de deux ans en Syrie, les EU ne réagissent vraiment lorsqu’ils n’ont pas d’autre choix ?

Julien Tourreille : Oui, et la position des Etats-Unis sur la Syrie n’est pas très claire. Depuis mars 2011, on appelle au renversement de Bachar Al Assad mais l’opposition au régime est tellement  difficile à lire et peu organisée que l’administration Obama n’a jamais soutenu un groupe ou l’autre. La situation s’est donc clairement dégradée sur le terrain, ce qui a permis l’émergence de l’Etat Islamique. Aujourd’hui on pourrait considérer que l’administration Obama ne veut plus la  démission de Bachar Al Assad. Au contraire, en bombardant l’EI et des groupes terroristes comme Al Nosra,  les Américains font le jeu de Damas et servent indirectement au maintien du dictateur. En tout cas à Washington on ne veut plus le renverser parce qu’on sait très bien que la  situation  serait encore plus compliquée s’il venait à quitter le pouvoir.

Quelles sont les conséquences de cette guerre à court terme ? Est ce que les Etats-Unis et leurs alliés pourront détruire l’EI?

Julien Tourreille : Cette stratégie consiste essentiellement en des bombardements aériens et en l’utilisation de frappes de drones. Il est important pour Obama de ne pas renvoyer des soldats en grand nombre sur le terrain : on ne veut pas envahir à nouveau l’Irak et encore moins envahir la Syrie. Cette stratégie fonctionne plutôt bien puisque malgré certaines résurgences de l’EI celui-ci est considérablement contenu par les bombardements et peut être et affaibli. Par contre c’est une stratégie qui prend énormément de temps, qui s’inscrit dans la durée. L’administration Obama elle-même a dit qu’elle durerait trois ans. Et surtout on ne peut pas, contrairement à ce qu’a dit Barack Obama, détruire une organisation terroriste comme celle là en se contentant de bombardements aériens. L’administration américaine considère que ces bombardements doivent agir en appui d’une lutte contre l’Etat Islamique qui doit être mise en place par le gouvernement de Bagdad. Il revient aux autorités politiques irakiennes  – parce que l’EI contrôle une grande partie des provinces sunnites en Irak – de s’entendre, d’être plus inclusives d’un pont de vue politique, et d’avoir des forces armées et de police plus efficaces, reconnues et légitimes…

Par le passé les Etats-Unis et leurs alliés ont également été bien actifs contre Al Qaida dans la région, et ça n’a pas empêché l’émergence de l’EI. Quelle efficacité a l’action anti-terroriste au Moyen-Orient ?

Julien Tourreille : Al Qaida était bien géré, contrôlé et considérablement affaibli par les EU depuis 2001, et c’est une organisation qui est sous une pression constante. A cet égard là Barack Obama n’a pas dérogé de son prédécesseur et a même amplifié la lutte contre Al Qaida au Pakistan, en Afghanistan, au Yémen et en Somalie. L’outil privilégié dans cette action est les frappes de drone qui sont efficaces d’un point de vue militaire et qui plaisent à la population américaine parce que ce n’est pas dangereux pour les soldats américains. Concernant L’EI c’est plus compliqué car l’EI ne constitue pas une menace à court terme pour les Etats-Unis. D’ailleurs l’ancien responsable de la lutte contre le terrorisme à Washington exposait au mois de septembre qu’à sa connaissance L’EI n’avait pas comme ambition de frapper les Etats-Unis, contrairement à Al Qaida à la fin des années 1990.

Sur le long terme cette politique n’est-elle donc pas contre-productive ? N’est-elle pas en train de nourrir le sentiment anti-américain pouvant mener au terrorisme ?

Julien Tourreille : C’est toujours le problème lorsque les Américains interviennent au Moyen-Orient, et les dirigeants et militaires américains en ont une conscience très aigue. Il faut à tout prix éviter les bavures parce qu’on ne peut pas prétendre protéger une population contre le terrorisme si on bombarde la population civile. Population qui, dans certaines régions en Irak, a d’ailleurs plutôt bien accueilli l’EI car il apporte dans une forme de stabilité dans un pays qui depuis 2003 est fragilisé par un chaos constant. Des gens en Irak et en Syrie sont heureux, même s’ils ne partagent pas l’idéologie de l’EI, de pouvoir à nouveau commercer, vendre des produits agricoles et se déplacer. Donc la stratégie américaine n’est pas évidente et peut alimenter un certain anti-américanisme. Mais ne rien faire aurait  potentiellement produit du ressentiment contre les EU, et ce dans l’ensemble du Moyen-Orient.

Peut-on, au vu de ces éléments là, dire que l’image des Etats-Unis s’est améliorée au Moyen-Orient depuis qu’Obama est au pouvoir ?

Julien Tourreille : Barack Obama avait fait un effort, on se souvient de son discours du Caire en juin 2009 où il disait que les Etats-Unis étaient plus ouverts, voulaient renouer le dialogue avec la région, mieux comprendre l’Islam… Bénéficiant d’une certaine aura, il avait voulu rassurer et créer une nouvelle dynamique de dialogue dans cette région. Mais ça n’a malheureusement pas fonctionné pour deux raisons essentielles. Tout d’abord, la pression qu’il avait mise sur Israël en 2009 n’a pas été suivie d’effets et n’a pas empêché la poursuite de la colonisation sur les territoires palestiniens. Ensuite, Barack Obama comme bien d’autres dirigeants de pays occidentaux, a été pris au dépourvu par les printemps arabes. Il n’a pas anticipé le phénomène et n’a pas su comment répondre aux changements. Cela a donné lieu dans le meilleur des cas une ambivalence aux déceptions, et dans le pire des cas une amplification de la colère vis à vis de l’ingérence ou de la mauvaise gestion américaine dans la région.

Pour revenir à « l’Après-Obama », quelle marge de manœuvre Barack Obama laissera t-il à son successeur sur la question du contre-terrorisme au Moyen-Orient ?

Julien Tourreille : Si on prend pour exemple la transition entre Obama et Bush, on peut s’attendre à ce qu’il n’y ait pas de changement majeur entre Obama et sa ou son successeur. Parce qu’Obama considère, et il l’a rappelé lors d’un discours en mai 2014 à l’académie militaire de West Point, que la lutte contre le terrorisme est la priorité en matière de politique de sécurité nationale. Il a dédié tout un appareil gouvernemental, malgré les pressions budgétaires, à la lutte contre le terrorisme. On va continuer à utiliser les drones et les opérations de forces spéciales comme on l’avait vu en 2011 dans l’opération qui avait mené à l’assassinat de Oussama Ben Laden.

Si les Républicains sont élus, on verra peut-être une différence dans le ton employé pour parler de la lutte contre le terrorisme : plus martial, plus guerrier. Mais dans les faits on ne peut pas s’attendre à un retour à une lutte contre le terrorisme comparable à celle de G.W. Bush en envoyant des centaines de milliers de soldats en Afghanistan ou en Irak, la population américaine ayant été vaccinée contre ce genre d’interventions.

La lutte contre le terrorisme est-elle donc une histoire sans fin ?

Julien Tourreille : Oui, c’est un risque qu’il faut apprendre à gérer. Ce n’est pas une menace qu’on peut éradiquer définitivement. Il ne s’agit pas d’une guerre conventionnelle. Le terrorisme ne peut pas être vaincu par la force armée seule mais cette dernière permet de rendre le risque acceptable  et d’empêcher des attaques du type du 11 septembre. Pour l’instant l’action américaine fonctionne plutôt bien dans la mesure où Al Qaida n’a pas mené d’action spectaculaire aux Etats-Unis depuis 2001.

Quelles sont les actions qui doivent accompagner les attaques militaires dans cette lutte contre le terrorisme ?

Julien Tourreille : Ce sont des moyens qui doivent être déjà développés et mis en œuvre dans les pays d’où émane cette menace terroriste. On connaît les facteurs qui favorisent l’émergence du terrorisme et l’attrait d’organisations comme Al Qaida et l’EI. Il y a le sentiment d’une partie de la population d’être marginalisée et exclue du système politique ; et le manque de perspectives de développement économique et social.C’est un travail qui doit être fait par les élites politiques locales, éventuellement avec le soutien américain, mais c’est à elles de se réformer.

D’après vous, y a t-il un aspect qui n’est pas assez mentionné dans les médias sur le traitement de la politique anti-terroriste des Etats-Unis au Moyen-Orient ?

Julien Tourreille : Selon moi l’aspect le plus problématique en tant que consommateur de médias c’est la présentation du terrorisme comme une menace existentielle. Oui le terrorisme est un risque, oui c’est très malheureux – et on l’a vu il y a quelques semaines au Canada – mais ça ne met pas en cause la survie des sociétés dans lesquelles on vit. A mon sens le terrorisme doit plutôt être présenté avec une approche équilibrée, moins sensationnaliste et passionnée. Car si on surestime la menace que cela représente, on va prendre des mesures et des lois qui vont tellement restreindre les libertés publiques que sans tuer beaucoup de gens, les terroristes auront quand même réussi à démontrer que nos sociétés sont vulnérables.

Liens annexes :

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La guerre contre l’Etat Islamique : « une position intenable »

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