À Québec, le chant karaoké est devenu un hit. Depuis les années 90, la pratique rassemble toutes les catégories de la population et séduit aujourd’hui autant qu’à ses débuts. L’activité semble bien intégrée dans la vie culturelle québécoise et vu de l’étranger, le nombre d’adeptes du karaoké impressionne.

Rentrée universitaire de janvier 2019. Certains étudiants viennent d’arriver au Canada, d’autres poursuivent leurs études. Comme soirée d’intégration, l’équipe d’animation leur avait organisé une première activité  festive : un karaoké. Pour Augustin Léguillier, étudiant français en génie mécanique à l’Université Laval, c’est simple :« j’ai trouvé ça un peu ringard (comme ce mot d’ailleurs) donc je n’ai pas été ». D’autres en rigolent : « c’était étonnant comme première activité à faire ici, sourit Maxime Plasmans, étudiant en agronomie venu tout droit de France, c’était un peu kitsch mais ça pouvait être drôle alors je suis allé ».

Et il n’était pas le seul : une soixantaine de personnes entourait l’animateur ce soir-là. Parmi elles, beaucoup d’étudiants étrangers fraîchement débarqués des quatre coins du monde. Pour l’accueil, une soirée karaoké semble convenir parfaitement : la pratique connaît depuis les années 1990 un succès mondial. Et si peu de jeunes osaient se lancer seuls devant la foule du pavillon Parent, sur le campus de l’Université Laval, la liste de chansons ne cessait de s’allonger, jusqu’à devoir refuser des titres en fin de soirée. Au fil de la soirée (et des chants plus ou moins faux), chaque communauté faisait découvrir sa culture et ses chansons phares. Premier Gaou pour un groupe de Congolais, Ya Rayah pour quelques Algériens, Les Lacs du Connemara pour les Français.

Quelques titres québécois se sont immiscés dans la fête. Céline Dion…mais pas que. « C’était intéressant d’écouter les titres de chacun et de voir qu’ici, le karaoké était réellement populaire. En Suisse, c’est différent, il n’y a pas beaucoup de chant organisé, ni de bar dédié à ça », raconte Magali Godon, étudiante suisse en communication. Vu de l’étranger et particulièrement d’Europe de l’Ouest, le karaoké semble s’être fait une place importante dans la vie culturelle québécoise. Près de 20 bars proposent l’activité dans la ville de Québec, une ville de moyenne envergure (530 000 habitants). Chez soi avec sa famille ou dans un bar avec ses amis, la pratique est populaire et elle représente une sortie folklore pour les nouveaux arrivants sur le territoire.

Le karaoké, pratique mondiale bien implantée au Québec

Des étudiants étrangers soulignent l’engouement régional pour le chant particulièrement visible dans les bars dans la ville. Mais y’en a-t-il vraiment plus qu’ailleurs ? Melvine Raffy, étudiant à l’Université Laval, avoue ne pas avoir observé la culture karaoké à Québec. Dans son pays d’origine, le Laos, comme dans nombre de pays asiatiques, la pratique est tellement répandue qu’on ne peut quasiment pas la comparer avec celle au Canada. Les degrés de participation seraient trop éloignées.

Aaron Liu-Rosenbaum est compositeur mais également professeur à la Faculté de musique de l'Université Laval, à Québec.
Aaron Liu-Rosenbaum est compositeur mais également professeur à la Faculté de musique de l’Université Laval, à Québec. Crédit : Lucie Bédet

De la même manière, Aaron Liu-Rosenbaum, professeur agrégé en technologie musicale ayant travaillé sur la musicologie populaire, n’a pas non plus remarqué de réel attrait pour la pratique quand il est venu s’installer à Québec. Pour lui, originaire de New-York, ville où le karaoké est également très intégré dans les bars mais tout de même moins qu’à Québec (1 bar karaoké pour 73 700 habitants à New-York contre 1 bar pour 24 000 habitants à Québec), le phénomène est avant tout un succès mondial. « Pour être sûr de l’intérêt particulier du karaoké à Québec, cela exigerait une étude détaillée comparée à d’autres villes et je n’ai pas connaissance d’une telle recherche ».

L’Exemplaire a quand même tenté de trouver des chiffres sur la pratique du karaoké dans la région. Impossible d’en obtenir. Par contre, à partir des bars karaoké référencés sur Google Maps et du nombre d’habitants mis à jour via les données de l’Organisation des Nations unies, de l’Insee ou du CNSEE, il  a été possible de comparer le nombre de bars karaoké dans des villes à populations équivalentes :

Ville (Pays) Nombre d’habitants Bars karaoké recensés sur Google en 2019
Québec (Canada) 531  900 habitants (2016) 20
Marseille (France) 870 018 habitants (2016) 15
Lyon (France) 523 164 habitants (2016) 10
Anvers (Belgique)

526 717 habitants (2018)

8
Zurich (Suisse) 402  762 habitants (2017) 8
Pointe-Noire (Congo-Brazzaville)

715 334 habitants (2007)

2
Hachiōji (Japon) 577  513 habitants (2015) 117

Au vu des chiffres, Québec supplante bien toutes les villes comparées. Mais c’était avant de chercher du côté du Japon, nation-mère du karaoké. Dans la ville de Hachiōji, pas moins de 117 occurrences de bars karaoké.

Une indication que le monde entier a adopté le karaoké, à des degrés divers. Dans les années 80, soit dix ans après son invention au Japon, cette activité avait déjà pris de l’ampleur en Occident jusqu’à connaître ses heures de gloire au milieu des années 90 un peu partout en Amérique et en Europe grâce à des logiciels ordinateurs qui permettent de synchroniser les voix et les rythmes des musiques. Une ligne du temps réalisée par L’Exemplaire revient sur l’histoire du karaoké et sur la révolution qu’il a connu grâce aux avancées technologiques de son siècle.

Pourquoi un tel attrait des Québécois pour le karaoké ? 

« Québec est une ville très homogène. Ici, il y a un partage de traditions qui favoriserait le développement d’une pratique culturelle telle que le karaoké », explique d’emblée Aaron Liu-Rosenbaum. La population de Québec est assez uniforme, tant aux niveaux de ses situations de vie, ses nationalités, ses cultures et ses religions, cela crée ainsi un écosystème favorable à la réception de pratiques culturelles communes, telles le karaoké. 

Cette particularité démographique, l’attachement des Québécois aux traditions et le passif religieux de la région sont, selon Aaron Liu-Rosenbaum, les trois raisons principales de la bonne implantation du karaoké à Québec. En effet, en partageant un intérêt fort pour la chanson ainsi qu’une culture musicale commune, les habitants québécois ont plus de chance de s’amuser à chanter ensemble dans les bars.

D’autre part, la région québécoise a un passé religieux important et malgré un déclin des religions au Québec, le taux de christianisme (plus de 70%) reste ici supérieur à ceux d’autres pays francophones comme la France ou encore de la Belgique (moins de 60%). Aaron Liu-Rosenbaum raconte qu’avec la baisse des croyances, certaines personnes « auraient pensé qu’il y aurait ces dernières années une baisse d’intérêt dans le chant chorale à Québec, or selon un article de 2015, au contraire, il y aurait toujours un intérêt pour le chant ici. » Le détachement religieux de ces dernières années n’a pas entraîné de détachement significatif de la pratique culturelle, mais plutôt une transformation de celle-ci : « une pratique de chant auparavant commune, en choeur avec ses voisins à l’Eglise, passe aujourd’hui à une interprétation plus personnelle avec l’affirmation d’une identité individuelle du chant par le karaoké ».

Un effet rassembleur

En même temps, Québec se veut une ville métropolitaine, une ville internationale. « En reconnaissant et proposant dans ses bars une activité répandue mondialement, elle peut s’intégrer au système de communauté internationale même si il y aura évidemment des spécificités nationales dans sa pratique », précise Aaron Liu-Rosenbaum. C’est dans cet esprit que Caroline Marois a repris la programmation du Ninkasi il y a quatre ans. Ce bar sur la rue Saint-Jean proposait du karaoké depuis 2013 mais il y a deux ans, Caroline Marois, directrice générale, décide de rendre l’activité quotidienne. « On remarquait un essoufflement de la pratique et pour que les gens adhèrent, il fallait que ce soit un réflexe. »

Quelques investissements en droits d’auteurs, en logiciels adéquats plus tard et avec l’embauche d’Anthony Gilbert en tant qu’animateur, le bar est aujourd’hui très bien noté sur Internet et est fréquenté en moyenne par plus d’une centaine de personnes par soir. « La majorité des chanteurs sont locaux mais certains étrangers viennent aussi », affirme Anthony, l’animateur des soirées. « Toutefois, étrangers ou non, les gens sortent avec l’intention de se rassembler, et le karaoké est un moyen de le faire, souligne Caroline Marois, l’activité n’est pas limitée par la langue : on peut chanter en anglais, en français, ou en d’autres langues. C’est festif, rassembleur et ça a un effet d’entrainement. »

Un système de célébrité éphémère

Ce mercredi, Max, Yan, Camille, Hugo, Elsa passent tour à tour sur la scène. Chacun chante à sa manière et affirme son style musical. Selon Aaron Liu-Rosenbaum, le karaoké permet aussi « de montrer son identité et de se sentir vedette pour quelques minutes, le karaoké est un système de célébrité éphémère ». La directrice du bar le rejoint sur ce point en soulignant l’aspect générationnel de ce phénomène. Pour elle, les individus se mettent constamment en scène : « avec les réseaux sociaux, on est les vedettes de nos propres vies et on peut voir le karaoké comme une manière de se mettre en scène en interprétant un titre, seul ou en groupe, sur scène ».

Mais alors pour se montrer sous son meilleur jour, quelle chanson choisir ? Aaron Liu-Rosenbaum donne deux facteurs qui font d’une chanson un hit de karaoké : « la facilité de la mélodie et l’intérêt ou la popularité d’une chanson dans une certaine culture ». Exemple : au Ninkasi, Anthony Gilbert affirme que les cinq titres les plus chantés sont Bohemian Rhapsody, Sous le vent, Loose Yourself, All Star et Toxic. Un peu plus loin derrière viennent d’autres hits, cette fois, typiquement québécois : « N’importe quoi » d’Eric Lapointe, « Juste pour voir le monde » et « Marine Marchande » des Cowboys Fringants. Une autre façon pour les étrangers de découvrir des chansons locales.