L’Office des personnes handicapées du Québec (OPHQ) a dévoilé en 2024 le portrait de la violence entre partenaires intimes vécue par les femmes avec incapacité au Québec, à partir des données de l’Enquête sur la sécurité dans les espaces publics et privés de Statistique Canada. Toute forme de violence et toute forme d’incapacité confondues, elles sont 46 % de plus à rapporter avoir subi de la violence au cours de leur vie que les femmes sans incapacité. Plus l’incapacité est grave, plus le risque augmente.

Martine Lévesque, professeure agrégée à l’École de réadaptation de l’Université de Montréal et ergothérapeute, souligne que ces femmes vivent également de la violence sur des périodes plus prolongées et auprès de plus de partenaires. « On sait aussi, selon certaines études, que les femmes peuvent vivre des formes d’abus physiques plus graves que les femmes sans incapacité », ajoute la chercheuse au Centre de recherche de Montréal sur les inégalités sociales, les discriminations et les pratiques alternatives de citoyenneté (CREMIS) et membre du RAIV (recherches appliquées et interdisciplinaires sur les violences intimes, familiales et structurelles).
Violence entre partenaires intimes depuis l’âge de 15 ans
Source : Office des personnes handicapées du Québec (2024), d’après l’Enquête sur la sécurité dans les espaces publics et privés de 2018.
La proportion de femmes ayant subi de la violence est plus grande pour toutes les formes de violence, qu’elle soit physique, psychologique, financière ou sexuelle. Dans ce dernier cas, les femmes avec incapacité sont deux fois plus nombreuses à faire mention de ce type de violence.

Le contrôle coercitif, soit la prise de contrôle de tous les aspects de la vie d’une personne par son partenaire, est souvent présent dans les relations où l’un des conjoints est en situation de handicap, explique Julie Montreuil, directrice aux services cliniques du Carrefour familial des personnes handicapées, un organisme d’aide, d’entraide, d’éducation populaire et de défense de droit de Québec.
Multitude de facteurs
Le risque plus grand de subir de la violence conjugale chez les personnes en situation de handicap est engendré par une multitude de facteurs. L’OPHQ indique que l’isolement social et la dépendance physique, psychologique ou financière peuvent expliquer le phénomène. Mme Lévesque, qui a rencontré en entrevue plus d’une vingtaine de femmes, souligne toutefois que des causes collectives s’ajoutent aux causes individuelles. « Il y a une ambiance, des normes et des valeurs sociales qui favorisent ça », précise-t-elle.
C’est un enjeu pour ces femmes de reconnaître qu’elles ont des droits et qu’il n’est pas acceptable de vivre des abus de la sorte. « Il y a énormément de barrières sociétales qui font en sorte que c’est difficile de bien s’intégrer, prendre sa place, prendre soin de soi et cela finit par créer une forme d’internalisation de l’exclusion, puis d’internalisation finalement de la violence », explique Mme Lévesque. De plus, ces femmes sont plus susceptibles d’avoir été victimes d’abus dans d’autres sphères de leur vie.
Selon la chercheuse, les préjugés et le manque d’inclusion des personnes en situation de handicap dans la société favorisent la perpétuation de la violence de la part des partenaires, qui peuvent profiter de la situation de dépendance et de vulnérabilité de leur conjointe en toute impunité.
Selon Julie Montreuil, les différences dans l’éducation des enfants avec un handicap, en ce qui concerne le développement de leur autonomie ou la notion d’intimité et de consentement, créent des vulnérabilités. Ceux-ci peuvent croire que leur corps ne leur appartient pas, car il a été manipulé souvent sans leur consentement, que ce soit par leurs parents ou les professionnels de la santé. Ils ne connaissent alors pas leurs limites physiques et psychologiques et n’ont pas appris à dire non.
Mme Montreuil mentionne que l’entourage de la personne handicapée vivant de la violence ne la croit pas nécessairement, va amenuiser les choses ou tenter de justifier le comportement du conjoint. Si celui-ci s’occupe de tout, des soins en passant par le transport, il s’agit d’un signal d’alarme, selon elle, car cela dénote un profil de coercition et non de proche aidant. Le fait de répondre à tous les besoins de la personne en situation de handicap augmente son isolement et la rend encore plus vulnérable aux abus et à la violence. Les intervenants, ajoute Mme Montreuil, doivent être sensibilisés à cette situation, bien que selon elle, ils sont de plus en plus alertes aux signes.
Barrières systémiques
Quand une personne en situation de handicap veut quitter son conjoint violent, les contraintes et barrières systémiques font en sorte qu’il est beaucoup plus difficile pour elles de se sortir de la situation, soutient Mme Lévesque. Une femme qui se déplace en fauteuil motorisé, par exemple, aura beaucoup de mal à trouver un logement adapté. L’autonomie financière est aussi difficile à atteindre pour les personnes avec un handicap. Les systèmes de transport adaptés offrent des services limités, ce qui rend le maintien d’un emploi difficile.
Selon Julie Montreuil, le manque de logements accessibles et adaptés est un obstacle majeur. Il est aussi plus difficile de se réfugier chez des amis ou des membres de famille, car le lieu ne permet pas nécessairement d’accueillir une personne en situation de handicap. « Des pistes de solutions, il y en a de moins en moins, déplore-t-elle. La personne va rester dans cette relation abusive longtemps, parce que c’est un problème de dépendance à l’autre. »
Du côté des maisons d’hébergement d’urgence, la situation est aussi difficile. Les lieux accessibles et adaptés aux personnes en situation de handicap sont rares, et les places, de façon générale, sont très recherchées. « On sait qu’il y a encore beaucoup de progrès à faire du point de vue de la capacité de ces maisons-là à pouvoir accueillir tous les profils de femmes, incluant la femme avec la contrainte la plus sévère, soit celle qui utilise le fauteuil motorisé pour tous ses déplacements », note Mme Lévesque. Malgré tout, elle estime que le dossier évolue positivement.
L’absence de places adaptées dans les maisons d’hébergement peut elle aussi expliquer que ces femmes restent dans des situations de violence conjugale plus longtemps, croit la chercheuse. « Certaines ne demanderont même pas de l’aide parce qu’elles pensent qu’elles ne seront pas aidées ou reçues, ou qu’elles ne trouveront pas de services ou de milieux d’hébergement adaptés, poursuit-elle. Les femmes peuvent craindre aussi de se retrouver en CHSLD s’il n’y a pas de place en maison d’hébergement. »
Dépister la violence
Dans ce contexte, Mme Lévesque espère que le système de soins, les professionnels de la santé qui gravitent autour de ces femmes pourront dépister la violence et renforcer l’aide à domicile. La formation continue sur le sujet et la sensibilisation du personnel de la santé n’est pas suffisante et il faut la développer.
À Québec, le Carrefour familial des personnes handicapées a pris les choses en main. Julie Montreuil mentionne qu’à compter de juillet, il offrira un logement d’urgence de deux chambres dans le cadre d’un projet pilote d’au moins un an. Les places ne seront pas réservées aux personnes victimes de violence, mais seront disponibles pour toute personne en attente d’un logement accessible et adapté. Des services seront aussi offerts, comme la visite de préposés. Ce logement ne comblera pas tous les besoins, selon Mme Montreuil, qui reçoit des demandes environ toutes les deux semaines. Un des objectifs est de rendre visible ce besoin de la part des personnes en situation de handicap et d’identifier les problèmes de stabilité résidentielle.
Julie Montreuil convient qu’il serait difficile d’adapter toutes les maisons d’hébergement à tous les handicaps. Selon elle, différentes maisons pourraient répondre à des besoins spécifiques, dont la déficience physique.

De son côté, le Regroupement des maisons pour femmes victimes de violence conjugale, qui rassemble 46 maisons d’hébergement d’urgence à travers le Québec, a démarré un projet il y a trois ans. Son objectif est d’accroitre l’accessibilité des milieux membres pour les femmes en situation de handicap, qu’il soit moteur, visuel, auditif, neurocognitif ou autre. Louise Lafortune, responsable des dossiers liés à l’intervention et à la problématique, explique qu’un état des lieux ainsi que de la formation ont été réalisés dans leur réseau. La prise de conscience qui s’en est suivie de la part des maisons d’hébergement d’urgence a mené à des adaptations dans plusieurs milieux. Des outils adaptés ont aussi été développés, comme des scénarios de protection dans un langage simple et clair, notamment pour les femmes avec une déficience intellectuelle.
Le maillage entre le réseau de la santé et des services sociaux et les maisons d’hébergement constitue un autre défi, souligne Mme Lévesque. Une femme non autonome aura besoin de services de préposé aux bénéficiaires ou d’autres services professionnels dans le milieu d’hébergement. Il s’agit d’un frein majeur, selon l’ergothérapeute, parce que ce partenariat n’est pas toujours établi. Julie Montreuil souligne aussi ce problème, qui fait en sorte que certaines maisons d’hébergement refusent des femmes en situation de handicap pour des raisons administratives et de responsabilité. Le délai avant la prise en charge par le CIUSSS pour les soins, par exemple, pose problème.
Dans la prochaine phase de son projet, le Regroupement des maisons pour femmes victimes de violence conjugale veut travailler avec le réseau de la santé et des services sociaux pour que la continuité des services soit assurée une fois que la femme se retrouve en maison d’hébergement d’urgence, affirme Mme Lafortune.
Martine Lévesque indique finalement qu’une meilleure prise en charge au niveau politique est nécessaire pour inscrire des mesures ciblant les femmes en situation de handicap dans les plans d’action sur la violence conjugale, par exemple en vue de rendre le réseau des maisons d’hébergement plus accessible. Elle estime que les solutions doivent être multiples, puisqu’il s’agit d’un problème sociétal complexe. Au-delà de l’adaptation des environnements bâtis, il doit y avoir de la sensibilisation, de la formation de tous les intervenants et une transformation de la société.