Les décès des personnalités publiques ces derniers mois, tels que ceux de Jean-Marc Vallée et de Karim Ouellet, ont mené à de nombreuses publications et partages sur les réseaux sociaux. Ce phénomène de société existe depuis l’apparition des réseaux sociaux dans notre culture, mais la pandémie et la distanciation sociale ont accentué la tendance. Les fans, les membres des milieux artistiques et les communautés donnent chacun une perspective importante pour comprendre les hommages des personnalités publiques à travers les réseaux sociaux.

Selon Jean-Marc Barreau, expert dans le soutien des personnes endeuillées et professeur à l’Université de Montréal, le deuil sur les réseaux sociaux est un produit du médium d’internet, qui prend énormément de place dans notre culture. « Ceux qui nous sont étrangers nous viennent du coup familiers du fait de cette médiation numérique », énonce M. Barreau. Tel qu’il l’explique, avec les réseaux sociaux et la culture numérique, il est possible d’avoir un sentiment de deuil pour quelqu’un que nous n’avons jamais connu. Il souligne aussi que les réseaux sociaux offrent une nouvelle façon de faire des rituels, de se rapprocher des personnes, en plus d’enclencher et d’alimenter des processus de deuil.

 « Sûrement que la communauté LGBTQ interprète les films de Jean-Marc Vallée comme des films revendicateurs de leur propre communauté».

Le professeur de l’Université de Montréal affirme que la perte de personnalités publiques, « qu’elles soient connues par les journaux, la politique, les arts, représente aussi une perte de repères dans ces domaines ». Le deuil exige donc de se resituer par rapport à l’absence de l’autre. Dominique Sacy, fan de Jean-Marc Vallée, a d’ailleurs constaté que « c’est la mort de quelqu’un que t’aimes. Ça ressemble un peu à la mort d’un de tes proches. Peut-être que tu ne les as pas côtoyés en tant que personne, mais c’est comme si on les connaissait.»

« Rendre hommage, c’est un acte qui est au cœur du processus de deuil […] C’est comme un rituel. Le rituel est très thérapeutique pour la résolution du deuil. Il recrée le lien avec la personne décédée».

Par rapport à une personnalité publique, il s’agirait donc de faire le deuil de ce qu’elle proposait, de l’héritage culturel et de ce que la personne représentait, ici et maintenant. Il faut alors distinguer l’attachement à la personne de l’attachement à son œuvre. Quand la personne est partie, le poids de son héritage n’est pas le même que lorsqu’elle est vivante. C’est d’ailleurs ce que Karoline Boucher, fan de Karim Ouellet, a exprimé en parlant de sa propre publication en l’honneur du défunt chanteur: « c’était une façon de souligner le rôle important qu’il jouait dans le milieu musical».

Selon Jean-Marc Barreau, le numérique est là pour rester. Le tweet, ainsi que la publication sur Facebook ou Instagram permettront de créer un lien avec la personne décédée, ce qui contribuera à la résolution du deuil. Avant la pandémie, il y avait déjà une ritualité numérique pour faire des commémorations de personnes décédées via les réseaux sociaux. Mais la crise sanitaire a accéléré la transition des habitudes traditionnelles vers le numérique. C’est ce que les experts appellent le deuil suspendu, lequel a lieu lorsque le deuil ne peut pas se résoudre, ni évoluer parce qu’il a lieu dans un contexte particulier, comme la pandémie. Le rituel numérique n’a pas de frontière, mais l’efficacité du deuil, la possibilité de passer à travers son processus, est limitée par le manque de présence physique des gens.

Beaucoup d’artistes et de travailleurs des milieux de la musique et du cinéma ont rendu des hommages à Karim Ouellet et Jean-Marc Vallée. Les médias ont fait couler beaucoup d’encre par rapport à leur décès. À La semaine des 4 Julie, Claude Bégin et Clodelle, deux grands amis de Ouellet ont chanté une de ses compositions, Snyder a aussi dédié un segment de sa quotidienne au réalisateur.

Mais pourquoi rend-on hommage? D’après Noémie Element, étudiante à l’Université Laval qui a participé à La Voix en 2019 et Vincent Bishop, auteur-compositeur interprète bilingue, cet acte est «une façon de supporter les artistes».

«J’ai fait un hommage parce que son talent est grand et que ses mots méritaient d’être entendus.» -Noémie Element

Bishop, un artiste émergent, a confié que si Karim Ouellet n’avait pas existé, il n’aurait pas eu autant de motivation à se lancer à son tour dans la musique. « Peu importe ça fait combien d’années qu’il ait sorti de nouvelles musiques, ça va rester. Je ne vois pas d’âge à la musique », lui qui aurait aimé voir davantage de soutien envers l’artiste à travers les années.

«Les artistes noirs francophones il y en a très peu qui ont de la visibilité. Karim Ouellet était un des rares à avoir bien de la visibilité et du succès. En cette période difficile de racisme systémique, ça devrait lancer un message pour les autres artistes comme lui pour qu’ils ne se gênent pas à se lancer dans le milieu artistique.» -Vincent Bishop

Jordan Dupuis, animateur et chroniqueur à la télévision et à la radio, aborde le caractère subi et inattendu du décès des deux artistes. M. Dupuis trouve que, dans ces cas-là les hommages sont plus sentis et font réfléchir au sens de la vie. Il ajoute que les réseaux sociaux sont un bon endroit pour de tels actes, car « il y a un effet d’entraînement positif qui fait réveiller plein de souvenirs qui gardent leurs œuvres vivantes ».

La doctorante à l’Université Laval en études féministes et cinématographiques, Anne-Sophie Gravel, partage l’avis de M. Dupuis : « Je crois que c’est une démocratisation de la parole, les réseaux sociaux». Elle témoigne que plusieurs personnes peuvent communiquer entre elles, ont une plus grande proximité qui permet le développement d’une sympathie, voire d’une empathie. Elle espère que les familles des personnalités décédées trouvent, en ces hommages laissés sur les réseaux sociaux, un réconfort, un baume qui les apaisent.

Mme Gravel se désole de la perte de Jean-Marc Vallée qu’elle qualifie comme une perte immense pour le cinéma. Elle explique qu’il se souciait de montrer des réalités qu’il n’était pas possible de voir tous les jours et qu’il a offert une tribune, notamment, à la communauté LGBTQ+, aux femmes, aux personnes atteintes de trisomie 21, etc. « Il laissera un trou immense. », souffle-t-elle.

Reconnaître l’implication des personnalités dans les communautés

La Table de concertation du Mois de l’histoire des Noirs de Québec et le Forum Jeunesse Afro-Québécois ont également publié des hommages sur leur page Facebook suite à la disparition de Karim Ouellet. En effet, pour les communautés noires, les jeunes et les artistes de la Capitale-Nationale, il était important de souligner l’œuvre et l’engagement de l’artiste limoulois.

Hommages à Karim Ouellet des communautés noires
Karim Ouellet était une personne discrète sur sa vie privée, mais très engagée à Québec dans différentes communautés. (Photo : Claudia Camplong)

Pour Julie Dubois, directrice générale de l’Alliance Arc-en-ciel de Québec, contactée suite à la disparition de Jean-Marc Vallée, Karim Ouellet faisait aussi parti des soutiens extérieurs de la communauté LGBTQ+. À ce titre, il méritait un hommage.

Quant à Jean-Marc Vallée, il a marqué plusieurs communautés avec son film C.R.A.Z.Y il y a quelques années, convient Julie Dubois. Elle présente le réalisateur comme un «porte-parole naturel» comme d’autres artistes et cinéastes qui parlent de sujets, d’enjeux ou de problématiques qui peuvent faire avancer les choses, faire changer les mentalités. Pour autant, on trouve assez peu d’hommages à Jean-Marc Vallée en provenance des communautés de Québec.

«Leur œuvre a beau rester, ils sécrétaient sur leur personne quelque chose d’important. C’était certainement plus important pour Karim Ouellet parce qu’il était directement en scène […] comparé à Jean-Marc Vallée qui lui a un écart par rapport à son public.» – Luce des Aulniers, anthropologue spécialiste du deuil.

Ndèye Marie Fall, porte-parole de l’édition 2022 de la Table de concertation du Mois de l’histoire des Noirs de Québec, et Julie Dubois, Directrice de l’Alliance Arc-en-ciel de Québec, estiment qu’il est important de rendre hommage aux personnes qui ont fait rayonner leur communauté ou qui leur ont apporté du soutien. (Photo : Courtoisie / Claudia Camplong)

Ndèye Marie Fall, membre de la Table de concertation du Mois de l’histoire des Noirs de Québec, et Julie Dubois de l’Alliance Arc-en-ciel de Québec expliquent l’importance des hommages pour les communautés :

Hommages aux personnalités de Québec par l'Alliance Arc-en-Ciel de Québec
Les disparitions des alliés et des membres de la communauté LGBTQ+ habitant la Capitale-Nationale ont été soulignées ces derniers mois sur les réseaux sociaux. (Photo : Claudia Camplong)

Se rassembler lors de commémoration physique est un prolongement aux échanges sur les réseaux sociaux, mais aussi un moyen de faire écho aux rassemblements des concerts des artistes disparus, analyse Luce des Aulniers. Il est important dans le processus du deuil de se retrouver entre membres de la communauté compatissant à la perte d’une personne à laquelle ils s’identifiaient, à laquelle ils tenaient, affirme l’experte. D’après elle, cela permet de dégager peu à peu les sentiments refoulés et retrouver le goût de bouger.